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La demande de reconnaissance est loin d’être un caprice d’enfant gâté. Nécessaire complément de l’appartenance, elle est au contraire essentielle à la cohésion de tout groupement humain.

L’imparable grossissement des organisations et le désir de mobilité des jeunes travailleurs doivent cependant nous mener vers de nouvelles formes d’expression de cet inséparable duo mobilisateur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers une redéfinition du duo reconnaissance/appartenance

Par : Jacques Lafleur, psychologue


Paru dans Travail et santé, vol 25 no 3, septembre 2009, révisé en février 2017

 

Il y a quelques années, une grande entreprise voulait offrir une activité de formation en gestion du stress à l’ensemble de ses cadres d’une région du Québec. Le responsable souhaitait qu’on y intègre un volet particulier qui stimulerait l’appartenance, qu’il me décrivait comme de plus en plus défaillante. Puis, il me parla du contexte. Dans un objectif de réduction des coûts, l’entreprise venait de procéder à une diminution de 20% du personnel cadre en question (retraite prématurée, départs volontaires et congédiements) et avait refilé leur travail aux 80% restants, déjà surchargés. Ce n’était pas la première restructuration de cet ordre, qui aboutissait à donner encore plus de travail à des gens qui en avaient déjà trop.

Je crois que cette anecdote illustre bien la méprise de ceux qui voient la reconnaissance et l’appartenance comme indépendantes l’une de l’autre. Comment une organisation qui ne montre pas de considération pour ses gens — elle coupe et elle surcharge — peut-elle s’étonner ensuite de la désaffection qui s’ensuit?

J’ai dit à mon interlocuteur qu’il serait malhonnête de ma part d’assumer la partie
« solidarisation » du contrat. Dans la peau de ces cadres, je me demanderais en effet si c’est mon numéro qui serait tiré lors des prochaines coupures ou si je me retrouverais de nouveau avec la charge de travail de mes collègues que la roulette russe aurait désignés. Ne pouvant plus croire en mon employeur, je continuerais certes de travailler convenablement. Mais, comme on dit, le cœur n’y serait plus.
Mon interlocuteur s’est montré étonnamment réceptif à mes propos, allant jusqu’à m’avouer qu’il ne serait pas surpris d’être lui-même objet de ces licenciements administratifs dans un avenir plus ou moins rapproché. Mais il n’a pas jugé bon de partager cette réflexion avec ses gens...

Le clan : identité, protection, collaboration, contribution.

L’aspect relationnel de tout clan se fonde sur deux aspects essentiels : d’une part, chaque membre est attaché à son clan et d’autre part, chacun reconnaît les autres comme membres du clan. Reconnaissance et appartenance sont ainsi indissociables. Autant dans la colonie de manchots que dans la meute de loups, autant dans la famille que dans la communauté religieuse, l’esprit de clan incite puissamment à la solidarité, au secours mutuel, à des accomplissements collectifs. Plus encore, l’appartenance à un clan définit une partie importante de l’identité de ses membres : quand on doit quitter son clan ou qu’on en est chassé, on se sent perdre une partie de soi-même.
Le clan est un lieu privilégié où les forces que sont l’attraction et la propulsion se combinent : l’attachement fait que l’individu va plus loin que lui-même. Le «nous» a ainsi un rayonnement que le «moi» ne peut avoir. Dans cet « organisme », chaque élément a sa place.

Allô?... Allô?... Il y a quelqu’un?

Le grossissement des organisations continue de jouer un rôle important dans la diminution de l’esprit de clan. S’il est facile de se reconnaître comme appartenant à une entreprise familiale dont on voit les principaux leaders à tous les jours, il est en effet plus ardu de se sentir partie prenante d’une méga-organisation menée par des fantômes sans visage. Le clan se fonde sur une certaine parenté.

Le manque de reconnaissance, souvent ressenti comme une exclusion du clan, est plutôt lié à une absence de clan. Sauf exception, on ne vit pas de rejet véritable; mais personne ne s’intéresse à nous en tant qu’individu singulier et nous sommes traités comme des numéros, comme des robots déplaçables et remplaçables au gré des soi-disant besoins d’une structure qui tient plus de l’administratif que de l’incarné. L’employeur, c’est devenu... personne ! Ça a bien un nom et une adresse, mais ça n’a plus rien d’humain pour nous enchanter ou nous retenir. Le chez nous mobilisateur a glissé vers un ils désinvesti et sans visage. On ne dit plus « chez nous, il y a restructuration », mais plutôt « ils ont décidé de restructurer ». Et il est clair que ces ils sont inatteignables, comme s’ils vivaient dans un autre monde que nous, un monde où la réponse à nos pourquoi est le plus souvent : décision administrative!

Sans âme pour la rassembler et la dynamiser, la structure tient toujours; mais elle est sans vie. L’organisation n’est plus un organisme, elle n’a plus d’esprit de corps pour animer et unir ses diverses composantes.
À vendre au plus offrant...

Les humains ressources

Bien qu’il n’en soit pas la seule cause, le grossissement des organisations a aussi amené une désincarnation des relations de travail. L’organisation est devenue un lieu de structuration d’instruments divers (les matières premières, les finances, les humains, les immobilisations, etc.) dont le dénominateur commun est qu’ils ont tous un coût.

L’acceptation unanime des employeurs à utiliser l’expression ressources humaines pour désigner l’ensemble des gens à leur emploi montrait déjà que le virage à vouloir mettre l’emphase sur leur valeur utilitaire plutôt que sur leur humanité avait été pris. Le mot humaines se révèle ici un indice de classification : la ressource humaine est le type de machine qui a deux jambes, un tronc, deux bras, une tête, un numéro d’assurance sociale et un dossier. Malheureusement, son traitement est régi par certaines lois appelées normes du travail ou convention collective...

Du coup, le patron (du latin pater, papa) est devenu gestionnaire. Ici aussi, l’accent a été transféré de la famille-clan à l’administratif sans affect. Le gestionnaire n’a pas pour mandat d’unir les siens, de les défendre, de les amener à se développer et encore moins de risquer sa peau pour eux ; non, il gère! Il fait appliquer une procédure uniforme sur laquelle ni lui, ni vous ni personne n’a de pouvoir. Le gestionnaire est le représentant des ils  sans corps et sans visage qui administrent de plus haut. Sans lien affectif avec ses collaborateurs du moment, il ira demain gérer ailleurs. Dans une semaine, un mois, un an, le risque est en effet grand qu’il ne soit parti. Bye bye. En attendant, soyez gentils les enfants, et performez !...

Réduit à l’état de facteur de production numéroté, sans chef dans lequel se reconnaître, sans âme dirigeante pour s’inspirer, il devient difficile de se sentir des liens d’appartenance avec son employeur. L’organisation n’est plus un clan, on ne peut plus y trouver de repère identitaire et on s’y sent dépossédé de ses buts personnels et collectifs.

On reste malgré tout, certes, mais c’est parce qu’on calcule qu’il est préférable de le faire ; le cœur n’y est plus...

La dépersonnalisation

Si le désir d’attirer constamment l’attention sur soi et sur ses réalisations témoigne nettement d’un manque de maturité affective, le besoin de se voir pris en considération en tant que personne particulière est très sain.
C’est ainsi que les membres d’un clan ne sont pas parfaitement interchangeables. Ils peuvent être déplacés, mais le fait de tenir compte de leurs habiletés et intérêts respectifs, du temps et de l’énergie qu’ils ont investis dans un secteur particulier du travail imposera une certaine résistance à les permuter comme des pions uniformes. L’appartenance au clan est d’autant plus forte pour un individu qu’il sent qu’il y joue un rôle particulier, lequel lui est confié du fait de ses forces personnelles par une figure d’autorité ou par des pairs qui lui témoignent considération et appréciation. Sans nécessairement se sentir indispensable, il se sent important et apprécié. Ces sentiments jouent un grand rôle dans sa motivation à accomplir le mieux possible sa mission au sein de son groupe.

Pourquoi nous forcer si ni nos efforts, ni notre inventivité, ni notre application, ni notre dévouement ne sont remarqués? Pourquoi développer ce qui nous distingue si nous ou un autre c’est pareil? Pourquoi s’impliquer si on peut nous affecter ailleurs, tout confier à d’autres, ou même nous vendre, nous et notre équipe, demain? L’absence de reconnaissance se révèle ainsi démobilisatrice.

On ne peut avoir de sentiment d’appartenance au travail que si on y est reconnu d’abord comme être humain, puis comme personne singulière et comme travailleur-se compétent-e à sa façon, faisant des efforts qui mènent à des accomplissements. Jean-Pierre Brun nous signale ainsi que l’analyse scientifique de la reconnaissance en fait apparaître quatre dimensions principales: reconnaissance existentielle, reconnaissance de la pratique de travail, reconnaissance de l’investissement dans le travail et reconnaissance des résultats (1).

La pratique de la reconnaissance : « nouvelle et améliorée! »

Les plaintes concernant le manque de reconnaissance en ont fait surgir une pratique tout à fait artificielle, sans sincérité. On peut bien contraindre les gestionnaires à dire bonjour, à faire semblant de consulter les personnes concernées en regard de certains problèmes ou certains défis, ou encore à souligner certaines performances individuelles ou d’équipe; on peut institutionnaliser l’octroi de primes au travail exceptionnel; on peut s’obliger à souligner les anniversaires de naissance, se résoudre à concéder des avantages sociaux généreux et même... consentir à améliorer la qualité du café! Ces pratiques sont certes porteuses de certains avantages, mais elles s’apparentent plus à de la manipulation (« allez, performez, on vous traite tellement bien! ») qu’à de la véritable reconnaissance.

Ces pratiques resteront vides de sens tant qu’elles seront vides de vie. Les organisations doivent sentir que les gens à leur emploi sont des êtres humains, dotés d’émotions, de besoins humains, de talents particuliers, de désirs de réalisations. Elles doivent être des milieux de vie auxquels des personnes peuvent s’identifier et où elles peuvent trouver de l’importance, notamment parce qu’on leur en reconnaît et que le travail qu’on leur demande d’accomplir a du sens.
Sans être des familles, elles peuvent tendre à être des fratries, pour que les gens s’y sentent un désir de          « faire ensemble », qui leur donnera le goût de s’investir. Elles doivent avoir un minimum de cœur et le montrer. C’est en effet par les qualités du cœur qu’on se relie, qu’on se reconnaît; c’est par elles que se tissent les liens étroits de collaboration qui mènent aux accomplissements. Une organisation vivante, ce n’est pas d’un côté un ils et de l’autre un nous; c’est un seul nous, dont les diverses composantes sont unifiées en vue de l’accomplissement d’une mission.
Attention donc à une reconnaissance qui serait administrée comme le reste! Ce n’est pas en recevant une carte de Noël de son employeur qu’on se sentira tout à coup heureux de se lever le lundi matin. En décembre, tous les autobus des grandes villes ne nous souhaitent-ils pas eux aussi le plus joyeux des Noëls sur la bande déroulante qui annonce aussi le numéro de la ligne?

Vers une nouvelle alliance

Les choses changent. Le dévouement heureux de toute une vie à un employeur reconnaissant n’est plus et ne sera plus qu’exceptionnel, si bien que l’appartenance ne peut plus être vécue sous le mode du long attachement, voire de la dépendance. Mais elle ne peut pas non plus disparaître sans que le moteur affectif qui rend le travail mobilisateur ne s’éteigne. Elle doit renaître sous une autre forme si on veut éviter que tous ne s’enlisent dans une absence de motivation et d’implication collectives qui finirait de ruiner le sens du travail, déjà très mal en point.

La nouvelle alliance entre les organisations et ses gens doit se conclure autour de ce qui donne du sens au travail, soit la mission qui le fonde. « Nous faisons ensemble œuvre utile, nous contribuons ensemble à faire un monde meilleur. » La gestion administrative doit céder le pas à une gestion créatrice et aimante, restant centrée sur le projet à réaliser : le développement de l’élève, la guérison du malade, la production de biens utiles et respectueux de la Terre, etc. C’est ici que le cœur et la raison retrouveront un élan commun, pouvant concilier la taille colossale des organisations avec le désir grandissant de mobilité des jeunes travailleurs et le besoin de sécurité des moins jeunes.

C’est dans la réalisation de ces projets socialement intelligents que nous pourrons retrouver l’esprit de clan. Ce ne sera plus un esprit de famille, qui se veut par définition installé dans la durée, mais un esprit d’équipe, comme celui qui habite et inspire par exemple tous les gens impliqués ensemble dans la réalisation d’un film tout au long de sa production.
Imaginez le type de films que réaliserait une maison de production considérant les acteurs comme des ressources humaines et le réalisateur comme un gestionnaire : James Bond lui- même finirait par « puncher sa carte » à cinq heures en calculant le temps qui le sépare de sa retraite!

On ne peut pas imposer l’appartenance: il faut la mériter. La donne est malheureusement différente en ce qui concerne la reconnaissance, puisqu’on peut faire des efforts méritoires sans jamais l’obtenir. Par ailleurs, il existe des conditions où appartenance et reconnaissance coulent de source.

Il est grand temps que l’on retrouve le sens même de ce que l’on fait et qu’on se donne un contexte pour le réaliser avec bonheur. C’est dans ce retour au sens de ce que nous accomplissons jour après jour que nos trouverons inspiration et motivation, d’où renaîtront les forces naturelles de cohésion que sont la reconnaissance et l’appartenance. Il s’agit de s’impliquer ensemble dans un travail significatif, tant au niveau de la mission elle-même qu’à celui des liens qui nous unissent. Cela suppose une implication de tous les niveaux de la hiérarchie.

(1) Brun, Jean-Pierre : La reconnaissance au travail in Les grands dossiers des sciences humaines, Trimestriel no 12, (pp64-65)