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La science révèle de plus en plus que nos attitudes influencent le fonctionnement de notre corps. Qui pense prévention aura donc de l’intérêt à être davantage conscient de ses façons de voir les choses et de ses réactions. Au même titre que l’alimentation, l’activité physique ou le tabagisme, les habitudes de pensée ont un impact important sur la santé dite physique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Santé et habitudes de pensée

Par: Jacques Lafleur, psychologue

Paru dans Travail et santé, vol 27 no4, décembre 2011, révisé en février 2017

 

Nous pensons à peu près tout le temps. Une bonne partie de cette pensée est automatique, au sens où nos idées se suivent les unes les autres sans que nous n'ayons vraiment à assurer consciemment leur enchainement ni à choisir la direction que nous voudrions qu’elles prennent. Évidemment, nous choisissons aussi parfois de penser à certains thèmes particuliers mais, là encore, notre façon de penser coutumière ou une attitude qui nous est propre va prévaloir. Un autre trait de notre pensée est donc que nous pensons à peu près toujours de la même façon par rapport à un même sujet.

Ce phénomène est en bonne partie lié à ce qu’on appelle la perception sélective : nous organisons nos perceptions de façon à ce qu’elles confirment ce que nous pensons déjà. Nous nous organisons spontanément pour nous prouver que nous avons raison de croire ce que nous croyons. Par exemple, sauf exception, les pessimistes croient que les choses risquent de mal tourner ou à tout le moins qu’il y aura des désavantages à telle ou telle situation. Les optimistes, devant les mêmes sujets, verront davantage le bon côté des choses, en minimiseront les mauvais côtés et croiront davantage à des chances de succès satisfaisants. Ces idées viennent spontanément aux uns et aux autres, de façon automatique. Les deux croient avoir raison de voir les choses comme ils les voient.

Avoir raison, ce n’est pas tout

La question de savoir qui du pessimiste ou de l’optimiste a raison s’est posée à de nombreuses reprises, mais elle n’a jamais été clairement tranchée. En fait, le verre à moitié plein est tout autant à moitié vide. S’il est au tiers plein, l’optimiste saura le déguster avec plaisir alors que le pessimiste pourrait avaler un verre aux deux tiers plein sans satisfaction puisqu’il se plaindra davantage du tiers qu’il considère comme manquant que des deux tiers dont il aurait pu profiter. Sans donc prêcher pour la naïveté, on peut croire qu’une pensée optimiste rend plus heureux qu’un point de vue essentiellement pessimiste, sans pour cela exposer l’optimiste à des risques indus. L’optimisme et la naïveté sont en effet deux attitudes différentes.

Le point que je veux aborder ici est que l’optimisme garde davantage en santé. Une étude (citée par Mathieu Ricard) portant sur plus de 900 personnes admise dans un hôpital en 1960 montre par exemple que, 40 ans plus tard, on note une durée de vie de 19% plus longue chez les optimistes que chez les pessimistes (1). La question de savoir qui des optimistes ou des pessimistes a raison peut au moins être nuancée par l’effet de ces deux façons de voir le monde sur la santé!

Il existe des façons de penser qui rendent plus heureux, qui gardent plus serein, alors que d’autres entretiennent le malheur ou l’anxiété, par exemple. L’habitude de se tourmenter augmente le niveau de stress, tout comme le fait la pensée anxieuse. Le pessimisme se révèle nuisible quand il serait utile de changer certaines habitudes de vie malsaines, car pourquoi entreprendrait-on un changement si on le considère voué à l’échec dès le départ? Le fait de croire que quelque chose est possible favorise au contraire la mise en œuvre des moyens de le réaliser. L’impact sur la santé est donc grand, car il favorise la mise en place de changements positifs.

La force du «naturel»

Nos pensées nous sont familières, il est rare que nous nous étonnions nous-mêmes. C’est un autre trait de notre pensée : elle nous apparait comme naturelle, comme allant de soi. Le plus souvent, notre pensée suit son cours sans que nous cherchions à la corriger, sans que nous ayons de doute sur le bien-fondé de notre discours, de nos images ou de nos scénarios intérieurs. D’un point de vue pratique, cela peut nous économiser beaucoup de temps et d’énergie, car il serait finalement épuisant de mettre continuellement chacune de nos idées ou conclusions en doute. Par ailleurs, cela peut aussi nous imposer une dépense énergétique énorme, si notre pensée nous amène par exemple à croire que tout doit toujours être parfait, qu’il y a du danger partout ou que tout est toujours de notre faute. Le perfectionnisme, l’anxiété ou la culpabilité maladive nous gardent en effet tendus et nous coutent en conséquence cher en énergie corporelle.

De plus, les recherches en neurosciences ont tendance à montrer que ce «naturel» de la pensée s’inscrit aussi dans la physiologie : la pensée d’un individu concernant un certain sujet suit une voie particulière à travers le réseau des neurones de différentes parties de son cerveau. Une fois ce chemin établi, les probabilités que les informations qui l’ont emprunté le reprennent encore et encore sont immenses. Il y aurait donc aussi des résistances physiologiques à changer de façon de penser ou de ressentir les choses quand une «idée» est bien établie!

Les idées-attitudes

Je parle davantage ici des idées-attitudes que des idées situationnelles. Il n’est pas si difficile de changer d’idée concernant une sortie ou un achat précis que nous avions projeté de faire. Mais il est plus ardu de s’attaquer à une façon de penser qui soutient le sentiment d’insécurité financière, le manque de confiance en soi, l’habitude de chialer contre les autres, la jalousie, les colères démesurées, les compulsions (au travail, au jeu pathologique, aux drogues, etc.), le perfectionnisme malsain, ou d’autres traits qui portent atteinte au bonheur ou à la santé.

Car c’est bien ici ce dont il s’agit : on nuit considérablement à son bienêtre et à sa santé lorsqu’on est jaloux, anxieux, colérique, constamment frustré, agressif, pessimiste, ultraperfectionniste ou envieux. Les émotions associées à ces états enclenchent une réponse biologique qui déséquilibre l’organisme, notamment en accroissant le fonctionnement de l’axe sympathique du système nerveux autonome. L’effet perturbateur de ces émotions sur le sommeil, par exemple, n’est pas que psychologique : c’est le fonctionnement du cerveau biologique accompagnant ces états qui rend le sommeil plus difficile à trouver. Et ce qui est vrai du sommeil s’applique tout autant à la plupart des autres fonctions organiques, puisque un système nerveux autonome débalancé en faveur de son fonctionnement sympathique durant une longue période agira défavorablement sur tous les organes.

Le taux de cortisol sera vraisemblablement lui aussi augmenté par ces émotions, ce qui à long terme aura un effet néfaste sur la glycémie et le système immunitaire, pour ne citer que ces deux fonctions.

Problème intérieur ou extérieur?

Jean est en arrêt de travail depuis deux semaines. Sommeil insuffisant et agité, douleurs thoraciques modérées, agressivité constante, le médecin diagnostique de l’anxiété et un besoin de repos.

Depuis quelques mois, Jean est une bombe et tout ce qui concerne le travail le fait sauter. À trois ans de la retraite, se jugeant compétent et voyant son employeur «foncer dans le mur» avec ses nouvelles politiques tout en invalidant les suggestions des vieux de la vieille dont il fait partie, il parle de son travail avec frustration. Son corps s’agite, son débit s’accélère, le ton monte, ses mains deviennent moites. Je ne prends pas son pouls, mais je suis certain qu’il s’accélère (dans des situations semblables, des études ont montré qu’il pouvait atteindre les 120/130 battements/minute et demeurer dans les 90/100 plusieurs heures après que le gros de l’émotion soit passé).

Je crois ce que Jean dit de la tournure qu’ont prise les nouvelles politiques de son employeur. Je l’ai entendu à de multiples reprises, dans la bouche d’autres personnes dont la compétence n’est pas en cause. Beaucoup voient le corporatisme, la bureaucratie ou l’égocentrisme de certains gestionnaires prendre le pas sur l’intelligence et les façons de faire éprouvées, compromettant l’avenir des succès de leur employeur. Je l’ai même écrit ou dit en conférence à l’occasion. Dans le cas de Jean, il est difficile de savoir si son employeur va vraiment «foncer dans le mur», mais certains gros clients sont déjà passés à la concurrence. D’autres lui manifestent leur insatisfaction devant les nouvelles façons de faire.

Mais là n’est pas la question essentielle aujourd’hui. Le problème extérieur que constituent les changements organisationnels que Jean subit le mène à une réaction (frustration, agressivité, ruminations, parfois désolation) qui perturbe son fonctionnement organique et le rend malade. Elle le rend aussi malheureux, cela va de soi. D’une certaine façon, ses réactions sont justifiées, certains de ses collègues (même ceux de Toronto ou de Vancouver) renchériraient sur le non-sens de la situation. La question d’aujourd’hui est de savoir si cette vérité doit nécessairement engendrer la maladie.

Prendre conscience

Jean a de plus en plus conscience du peu d’influence qu’il a sur l’évolution à court terme des façons de faire de son employeur. Les multiples avertissements et propositions de redressement qu’il a adressés à son supérieur sont restés lettre morte quand ils ne se sont pas retournés contre lui. Il a plus ou moins lâché prise sur son souhait de pouvoir faire changer les choses, mais l’agressivité et l’amertume restent palpables. Par ailleurs, si près de la retraite, il est hors de question pour lui de quitter son emploi. Il se retrouve donc devant un certain choix : celui de s’adapter à la situation en continuant d’entretenir sa frustration (par ailleurs fondée) ou en s’interrogeant sur l’attitude la plus saine à adopter dès maintenant et lors de son retour au travail, tant dans ses façons de communiquer avec ses supérieurs et ses pairs que dans celle de travailler avec ses clients.

La tentation de poursuivre sur la voie actuelle est grande. Il n’aurait pas tort de le faire, cela lui semble naturel et normal, il est soutenu dans ses idées par ses pairs et les neurosciences confirmeraient que ce chemin est tout tracé dans le réseau de ses neurones. Par ailleurs, le prix à payer lui a déjà rongé une partie de sa santé et de sa joie de vivre, et ce coût pourrait augmenter. Le processus mental habituel associé à ce genre de situation a en effet tendance à transformer la difficulté en obsession, ce qui fait perdre de vue tout le reste de ce que la vie peut apporter et augmente de beaucoup les probabilités de dégradation de la santé.

Devant ces deux options, Jean arrive à choisir de contenir son émotion dans le temps. Non pas d’arriver à se sentir indifférent à la situation et aux pertes qu’elle lui fait subir, mais bien de pouvoir vivre ses émotions sans envahissement et incessantes ruminations pendant de longues heures. Je pourrais résumer la démarche ainsi:

Voilà la situation et voici ce qu’elle me fait vivre : j’en suis conscient.
Je suis aussi conscient que ma réaction spontanée actuelle, que je considère fondée, me fait du mal. Plutôt que de chercher la moindre occasion de penser à mes insatisfactions face à mon travail ou d’en parler vertement et d’augmenter ainsi les hormones de stress dans mon sang, j’essaie plutôt de réduire le temps que je passe dans ces émotions, j’essaie de me tempérer, de voir autre chose dans la vie que ce problème qui a tendance à m’obséder. Cela dit, je ne fais pas comme si de rien n’était, puisque j’ai besoin de m’ajuster à la situation.
Quand je pense à mon travail, je m’efforce de contenir mes récriminations plutôt que d’en remettre; je passe plutôt en mode de recherche des meilleures façons de vivre le plus sainement possible les changements, que je continue de considérer comme néfastes tant au moral des troupes qu’à l’avenir de l’entreprise. J’essaie de réduire le temps que je passe à penser au travail. Dans le temps et l’espace mental ainsi libérés, je m’efforce de profiter de mon mieux des aspects de ma vie que j’aime, et que mes récriminations m’ont empêché d’apprécier pendant un certain temps.

Résignation?

Est-ce de la résignation? Je crois que non. La résignation sous-entend une non-acceptation de la situation, une sorte de soumission forcée à l’autorité d’un tiers. Résigné, on continue de chialer ou on boude. Il est plutôt question ici d’un choix assumé, celui de rester dans une situation inconfortable en échange de bénéfices appréhendés (une retraite plus confortable, la non-nécessité de se chercher un emploi, etc.). Et ce choix assumé vient aussi avec moins de malheur et de désorganisation des fonctions organiques que la révolte continuelle qui avait cours jusqu’à présent. D’autant plus que cette révolte s’avérait sans succès quant à des changements souhaités et qu’elle s’accompagnait de souffrance physique et psychologique.


Il ne va évidemment pas de soi que le changement va s’effectuer facilement du simple fait d’une meilleure conscience de l’impact néfaste de l’attitude actuelle. Il y aura du travail à faire pour que ce qui enclenche maintenant une réponse automatique de frustration aboutisse ailleurs qu’à une réaction d’agressivité.
Mais cette fois, Jean cherchera moins à confirmer son point de vue sur la situation qu’à aller vers de meilleures façons de composer avec elle, tout en profitant mieux des autres aspects de la vie. Et, qui sait, peut-être pourra-t-il tirer certains avantages de la situation? J’ai par exemple vu des gens dans une situation analogue devenir moins workooliques, accepter que le gros de leur carrière soit derrière eux et s’ouvrir à vivre de la satisfaction et de la valorisation ailleurs qu’au travail, préparant ainsi mieux la transition vers leur retraite.

Pensée et santé

La science confirme aujourd’hui ce que l’intuition et l’observation nous amènent à croire depuis toujours : la façon habituelle de penser d’un individu a une influence importante sur sa santé. L’insécurité et les autres peurs, l’agressivité chronique, le pessimisme, l’appréhension de malheurs à venir ainsi que les autres formes de pensées qui mènent à se tourmenter ou à ressasser ses malheurs présents, passés ou à venir constituent des formes de poisons intérieurs néfastes à la santé. L’optimisme, la capacité à prendre du recul, l’autonomie, la capacité à se relier sainement aux autres (l’intelligence émotionnelle), la tendance à la pro-action, l’auto-responsabilisation, la générosité, la gratitude, la capacité à apprécier les choses et les gens, l’estime de soi, etc. ont au contraire un impact positif.
Dans une optique de prévention et de santé active, il devient alors tout autant utile d’être conscient de ses attitudes que de son alimentation et de voir à corriger ce qui nous fait plus de mal que de bien à l’intérieur de nous. Et ce, même si nous croyons avoir raison de nous tourmenter, de ruminer, ou de nous plaindre continuellement des autres.

Comme le disait un humoriste : Il y a assez que ça va mal, on va pas en plus s’en faire avec ça! Ou encore : Je pense que je vais me lever plus tôt pour pouvoir l’haïr plus longtemps!

(1) T. Marula et al., «Optimismvs pessimism : Survival rate among medical patients over a 30 year period», Mayo Clinic Proceedings, 2000, 75 : 140-143, in Ricard, Mathieu : Plaidoyer pour le bonheur Nil, éditions, Collection Pocket Évolution, Paris 2003 p.226