La version de votre navigateur est obsolète. Nous vous recommandons vivement d'actualiser votre navigateur vers la dernière version.

Emporté par le courant de notre société rapide et consommatrice, il est facile de se sentir à bout de souffle à tout point de vue. Parmi les remèdes : une marge de manœuvre.

Se garder une marge de manœuvre (financière, relationnelle, en santé, dans la vie professionnelle, etc), c'est se permettre que des contretemps puissent se produire sans qu'on ait à faire face à la catastrophe. C'est bon pour la santé...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une marge de manœuvre pour...respirer!

Par Jacques Lafleur, psychologue
Paru dans Travail et santé, vol 28 no2, juin 2012

 

À en croire les économistes, l’endettement actuel des gens est tel qu’une faible augmentation des taux d’intérêt pourrait amener une nouvelle bulle immobilière. Trop de gens n’arriveraient alors plus à payer leur hypothèque et un nombre incroyable de maisons se retrouveraient tout à coup sur le marché. Trop de vendeurs, pas assez d’acheteurs : cela s’accompagne toujours d’une baisse importante de la valeur des maisons. «Ah, si on avait plus d’argent...»

La course quotidienne est aussi un phénomène bien connu. On court un peu toute la journée et on se couche le soir en ayant le sentiment qu’il reste malgré tout des choses à faire. «Ah, si on avait plus de temps...»
L’embonpoint et l’obésité, le diabète, les hyperlipémies, le gras abdominal et l’hypertension artérielle font les manchettes, quand ce n’est pas le cancer. «Ah, si on prenait du temps pour soi, si on s’entrainait, si on cuisinait, si on résistait davantage à ces aliments qui nous font du tort à moyen ou long terme...»

Le monde a changé rapidement

Notre société a évolué à une vitesse folle et nous n’avons pas vraiment évalué ni collectivement ni individuellement l’impact qu’ont produit ces virements sociaux sur notre vie quotidienne. Il y a à peine cinquante ans, la vie se structurait autour de familles stables, dont les ambitions économiques se révélaient relativement modestes. Puis les années 60 on apporté les changements que nous connaissons actuellement : arrivée de la scolarité de niveau secondaire pour tous et possibilité d’accéder à la classe des professionnels pour les enfants d’ouvriers, élimination de la société religieuse au profit de la société laïque, mise en place de l’État providence (et de l’endettement des pays et provinces), possibilité pour une majorité de gens d’accéder au rêve américain.
Alors que la plupart des bébés boomers sont nés dans des logements exigus et ont vécu leur enfance dans une relative pauvreté, ils ont accédé progressivement à la propriété et ont pu offrir à leur famille le luxe que leurs enfants et petits-enfants considèrent aujourd’hui comme normal : une maison, une chambre par enfant, des voitures, ainsi que tous les produits de consommation et abonnements électroniques de toute sorte que nous retrouvons aujourd’hui dans la majorité des foyers.
Mais ce «normal» a un prix hors de proportion avec ce qu’il était en 1970. Les professeurs, professionnels, policiers et autres personnes de la classe moyenne disposaient alors d’un revenu leur permettant d’acheter un bungalow en banlieue pour une somme équivalant à environ un an de salaire. Et ils avaient le temps de l’entretenir, parce que le grand vent de «faire plus avec moins» ne s’était pas encore levé. Dans les années 70, on ne demandait en effet à personne d’être
performant; le fait de «faire sa job» s’avérait tout à fait correct et acceptable.
En parlant de cette époque, une chanteuse populaire la décrivait récemment comme «un temps d’insouciance». On se rend compte aujourd’hui de la justesse de ses propos...

Les temps ont donc changé, et rapidement. Les habitudes et le mode de vie développés durant les dernières décennies ne peuvent être maintenus aujourd’hui que par un investissement en temps et en argent qui réduit considérablement le temps de repos et de ronge la paix d’esprit.
Cela dit, est-on pour autant condamné à vivre sur la corde raide dans tous les secteurs de sa vie, ou peut-on encore s’accorder un peu de marge de manœuvre là où on se croit coincé sans chance de s’en sortir avant longtemps? Une autre façon de poser la question consiste à se demander si on peut faire des choix qui nous amèneraient à se donner du temps, à mettre un peu d’argent de côté, à améliorer sa santé, à entretenir des relations interpersonnelles moins tendues, bref à faire des choix qui pourraient nous permettre d’absorber d’éventuels changements sans qu’on ait l’impression que tout va sauter?

Poser la question, c’est déjà y répondre. Mais ne nous y trompons pas : ces choix vont nous amener dans une certaine marginalité par rapport au courant dominant.

Manon

Ce sont des étourdissements et des vertiges qui ont amené Manon chez son médecin. Ces malaises s’ajoutaient à une longue liste d’autres signes de tension dont l’ampleur avait amené des préoccupations, mais sans provoquer d’alarme. Mais Manon et ses proches ont considéré que les étourdissements et les vertiges valaient la peine qu’ils s’y attardent. Réponse du médecin: du stress. Pour le reste tout va bien...
Et la voilà à mon bureau.
Rien de terriblement spécial dans la vie de Manon. Fin de la trentaine, deux enfants en bas âge dont un aux couches, un conjoint dont elle peut avoir de l’aide en le demandant (elle n’aime pas demander). Elle en est à son troisième emploi sérieux, cette fois dans une multinationale. On l’a affectée à un nouveau projet et elle se sent obligée de faire ses preuves.
Course le matin pour préparer les enfants pour le départ à la garderie (le conjoint ira les y conduire), puis elle s’occupe de se préparer elle-même pour arriver à partir à l’heure pour le bureau (comment sera le pont ce matin?). Arrivée de justesse ou un peu en retard, comme d’habitude, ça commence mal la journée. Pas trop le temps de dire bonjour, la relative folie commence. Ce sera la folie presque continuelle jusqu’à ce que la terrible question se pose : puis- je finir à l’heure? La réponse sera «non» une fois sur deux. Elle quittera alors après de 30 à 90 minutes de temps supplémentaire sans pourtant avoir le sentiment d’avoir fait tout ce qu’elle aurait dû. Double contrainte ici : qu’elle parte ou qu’elle reste, elle se sent mal, d’un mal qui s’apparente à de la culpabilité.
Retour à la maison. Heure de pointe pas toujours terminée, repas (le petit dernier ne mange pas vite), bains, câlins, jeux, ramassage, tâches domestiques usuelles, voilà, il est entre 20 h 30 et 21 h 30. Lire les courriels du bureau? Appeler sa mère? Magasiner sur Internet pour les rénovations prévues? Prendre de l’avance en préparant les lunchs de demain pour elle et son conjoint («Je n’ai tellement pas le temps le matin!»)?
Fatiguée, Manon. Rien de tout cela ne l’intéresse vraiment. Alors, elle choisit...les courriels du bureau! («J’ai pas le choix, je suis déjà en retard»). Le conjoint est devant la télé. Il a sa journée dans le corps, il est allé chercher les enfants à la garderie, il les a occupés jusqu’au repas, il a joué avec eux après s’être occupé de la vaisselle. Il considère «avoir droit» au repos.

Vous avez dit «repos»?

Pour Manon, c’est quelque peu différent. Elle ne s’accordera de repos que plus tard, quand tout le monde sera au lit, y compris le conjoint. Ce n’est que là, dans le silence, qu’elle se permettra de décrocher de l’ensemble des tâches qu’elle se donne. Elle lira distraitement un magasine, prendra un bain. En fait, elle laissera passer du temps, seule, juste pour le plaisir «d’être» comme on dit maintenant. Personne, le silence : wow! Tout à coup, une tonne de poids de moins sur les épaules! Difficile de résister à étirer ce temps béni.

Mais voilà, il est déjà plus de 22 h 30 et cet oasis a un prix, puisque demain on repart de bonne heure. Un lever vers les 5 h 30 arrangerait bien des choses... «Pourquoi est-ce si difficile de sortir du lit le matin?», se plaint-elle. La réponse des proches est unanime : «Tu n’as qu’à te coucher le soir! Ne demande pas pourquoi tu es si fatiguée!»

C’est un point de vue. Manon est d’accord pour dire que sa forme de repos (qui nourrit la fatigue en réduisant le temps de sommeil et en augmentant le stress des départs le matin) n’est peut-être pas la meilleure solution. Par ailleurs, elle considère ce temps de solitude et de silence comme sacré. C’est son dernier rempart contre l’assimilation complète à un mode de vie qu’elle ressent vaguement comme complètement fou, sans en avoir pleinement conscience puisque le fait que tout le monde vive un peu comme ça l’amène a conclure que c’est elle qui est fautive : elle devrait y arriver!

Mais, après de multiples autres symptômes, voilà les étourdissements. Conclusion : elle n’y arrive pas!

Coincée, Manon.

Comme beaucoup de personnes de sa génération, Manon se retrouve coincée à la suite des choix «normaux» qu’elle et son conjoint ont faits. Coincée dans l’argent, ce qui veut souvent aussi dire coincée dans le temps et dans le rapport à l’employeur. Pas question de se retrouver au chômage! Coincée aussi parce qu’elle a deux enfants en bas âge, ce qui demande du temps. Sain et nécessaire ce temps qu’on accorde aux enfants : mais on ne peut pas l’inventer! Il faut le prendre avant et après son temps de travail. Coincée dans un nouvel emploi où elle se croit obligée de faire ses preuves, ce qui lui fait craindre la moindre erreur et le moindre retard à livrer la marchandise. Coincée dans une multitude de tâches domestiques liées à cette maison sur trois étages qui devait rendre la vie plus facile. Et où on se propose de faire des rénovations l’été prochain...

Coincée aussi en elle-même quant à «demander» davantage à son conjoint. Comment changer ce «il m’aide» en «il prend et assume volontiers une moitié des responsabilités»? Le conjoint ne semble pas être un résistant passif, mais il considère faire sa part ⎯ sans toutefois se demander si cette part ne laisse pas une tâche démesurément plus grande à sa conjointe. D’autant que ses standards sont moins élevés que ceux de Manon en ce qui concerne la vie à la maison et qu’il se trouve en droit d’exiger que Manon assume son côté «maniaque».

Se donner une marge de manœuvre

Avant de se manifester concrètement, l’idée de marge de manœuvre doit d’abord solidement s’implanter dans l’esprit. Autrement, elle n’est qu’une sorte de vœu pieux qui vient à l’occasion nous soulager des émotions que nous vivons à ne pas en avoir. «Un jour les enfants seront grands, un jour je serai à la retraite, un jour la maison sera payée, ah si j’avais plus de temps ou d’argent, etc.». On peut se soulager temporairement d’une émotion en pensant ainsi, mais cela ne permet jamais de se mettre à l’œuvre pour régler la difficulté qui sous-tend ladite émotion.

Comme pour tous les autres facteurs de santé, il vaut mieux commencer avec la conscience : celle des désavantages à ne pas avoir de marge de manœuvre et celle du «prix à payer» pour en accumuler. Sauf exception, rien n’est magique : le changement dans notre relation au temps, à l’argent, à la santé, au changement, à soi-même ou aux autres, par exemple, reste possible; mais il suppose des efforts et une constance dans la discipline, ce que j’appelle «le prix à payer».

Par ailleurs, le non-changement a aussi un prix : la course de Manon, sa tension constante, son sentiment de culpabilité, ses colères intérieures parfois extériorisées, ses problèmes digestifs, ses insomnies occasionnelles, son conflit latent avec son conjoint, ce sentiment de désolation tous les matins et maintenant ses étourdissements et vertiges en font partie. Est-ce vraiment la vie qu’elle souhaite? Sinon quels sont ses choix?

Éléments de marge de manœuvre

1.La vision des choses.

C’est probablement au niveau de la façon de voir la vie que commencent les possibilités de vivre avec une marge de manœuvre. Un esprit plus souple, capable d’adaptation, pourra plus facilement accepter d’ajuster ses standards (de vie économique, d’entretien du logement ou de la maison, de vacances, etc.) qu’un esprit plus rigide, plus fermé. A-t-on les moyens de payer ceci ou cela?, a-t-on le temps de s’investir dans tel ou tel projet?, ma santé peut-elle supporter le peu de soin que je lui accorde?, voilà autant de questions qui peuvent nous mettre sur la voie de la marge de manœuvre. Au contraire, un esprit rempli de «il faut absolument qu’on soit capable», de «on n’a pas le choix», sera plus enclin à vivre dans la tension.

2. Le temps.

Il y a 168 heures dans une semaine. De combien d’heures avons-nous besoin pour accomplir notre travail, pour être à la hauteur de nos exigences à la maison, pour nous déplacer, pour nous informer, pour régler la paperasse, pour cuisiner et manger, pour dormir, pour nous tenir en forme, pour magasiner, pour le plaisir, pour les activités culturelles, pour lire, réfléchir, apprendre, pour nos relations parentales, conjugales, amicales, pour nos parents, frères et sœurs, pour nous, etc. Si cela dépasse les 168 heures, nous n’avons certainement pas de marge de manœuvre. Il est probable que nous soyons souvent à la course et que nous soyons déçus de passer à côté de certaines choses que nous valorisons dans la vie. Le moindre imprévu nous semble aussi catastrophique. Il est probable que nous soyons tendus plus souvent qu’autrement et que notre santé en souffre.

Que peut-on changer pour avoir une vie plus conforme à ce qui nous importe vraiment? Que peut-on changer pour avoir du temps?

3. L’argent.

Vivre normalement prend une part plus grande de nos revenus maintenant qu’il y a quarante ans, et cela empire d’année en année. Le prix du logement (ou des maisons) y est pour quelque chose, mais les progrès dans toutes les sphères de la consommation (voitures, électronique, informatique, téléphonie, éducation postsecondaire, etc.) augmentent aussi le cout de revient de ce «normal». Tout comme les abonnements (télé, internet...). Le crédit l’augmente aussi, puisque tout ce que nous achetons à crédit nous coutera plus cher. En fait, selon le taux d’intérêt que nous payons et le nombre d’années que nous mettrons à rembourser notre dette, chaque bien et service que nous consommons pourra nous couter jusqu’à plusieurs fois le prix que nous pensons payer. Et chaque imprévu vient nous enfoncer davantage.

Comme pour le temps, l’argent est relativement compté : c’est ce qui reste sur nos chèques de paye. Vit-on selon ses moyens? Un coup d’œil à ce que nous payons en crédit pourra nous aider à répondre à la question.

4. La santé.

Si une partie de la santé découle de l’hérédité, une autre dépend de nos habitudes de vie. Or, entretenir des habitudes de vie saines, cela prend du temps. Dormir suffisamment, faire une juste dose d’activité physique (aérobie, musculation, étirements), cuisiner de façon à manger sainement, entretenir des relations saines et nourrissantes, prendre du temps de ressourcement, tout cela demande du temps. Et de l’argent, du moins en ce qui concerne les produits sains à l’épicerie.

Sommeil, alimentation, activité physique, relations saines, ressourcement, temps pour contrer le stress, voilà qui forme la base des habitudes de santé. Voilà qui peut permettre de vivre avec un minimum de médicaments et de visites à des spécialistes. Voilà qui peut permettre de se sentir énergique, de récupérer de la fatigue quotidienne dans la même journée.

La marge de manœuvre en santé, c’est ce qui permet d’être moins souvent malade et de récupérer plus rapidement quand on l’est. C’est ce qui permet d’en demander davantage à son corps quand on en a le besoin ou le désir, le tout sans avoir à payer un prix énorme. Mais cette marge de manœuvre se construit sur des habitudes qui nécessitent du temps et, du moins au début, qui exigent des efforts de changement.

En résumé

L’évolution des sociétés occidentales a tendance, depuis une trentaine d’années surtout, à coincer les individus dans le temps et l’argent. Cette tendance est là pour durer. Nous sommes bien sûr invités à prendre soin de nous, à nous garder en santé par des gestes quotidiens de sommeil, d’activité physique, d’alimentation saine et de repos (activités et attitudes anti-stress). Télé et magasines sont remplis de bons conseils à cet égard. Mais la pression sociale est aussi grande pour que nous adoptions un style de vie «normal» qui nécessite en général plus d’argent que nous n’en gagnons, ce qui était beaucoup moins le cas il y a quarante ans.

La conséquence en est que nous avons peu de temps pour nous livrer aux activités qui gardent joyeux et en santé, et il reste aussi peu de temps pour entretenir des relations saines et nourrissantes avec nos proches.
Si la pression de l’argent ne concernait que l’argent, ce serait un moindre mal. Mais notre gestion de l’argent a des conséquences sur notre qualité de vie, qui n’est pas essentiellement faite de satisfaction reliée aux achats. Ce que nous perdons à manquer de temps se reflète dans nos relations à nos proches et dans notre santé.

L’exemple de Manon présenté plus haut en est un parmi d’autres. L’importante rénovation prévue est-elle un choix sain, à ce moment-ci? Manon doit-elle davantage investir au travail pour faire ses preuves? Comment aborder l’ensemble de la question avec son conjoint? Elle est relativement au bout de son rouleau et, à défaut de changement important dans sa perception des choses, dans ses standards, son état de santé se détériorera.
C’est ce qui permet de dire que le fait d’avoir une marge de manœuvre constitue un autre élément de base de la santé. Comme les autres facteurs de santé, c’est cependant un élément qu’il reste difficile de mettre en place dans sa vie quand on n’en a pas déjà l’habitude. Mais, là aussi, les bénéfices s’avèrent importants en termes de qualité de vie.
Ce qui est difficile n’est pas impossible.