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Il est certain que le travail trouve sa raison d’être dans les objectifs qu’il poursuit, soit par les objets qu’on y produit, soit par les services qu’on y rend. Par ailleurs, ces biens et services seront utilisés par des gens, ce qui peut constituer une autre dimension du sens qu’il peut revêtir. Et puis, comme on passe beaucoup de temps avec les collègues, ces relations contribuent aussi au sens du travail.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les relations : l’autre facette du sens du travail

 

Par Jacques Lafleur, psychologue

Paru dans Travail et santé, vol 29 no3, septembre 2013

 

Alors que nous étions peu nombreux dans un autobus de banlieue à l’heure où les gens se rendent au travail, le chauffeur s’arrêta à l’intersection de deux rues banales et y resta une minute ou deux apparemment sans raison. Un jeune homme sortit alors d’une maison en courant et monta à bord. Il salua le chauffeur avec reconnaissance, s’excusa de son retard, et prit une place. Au moment de descendre, je fis remarquer au chauffeur que j’avais apprécié qu’il ait attendu le jeune homme. Il me répondit : «Vous savez, avant je travaillais à Montréal et je conduisais des autobus; maintenant, je conduis des gens.» Il était clair que, pour lui, cela faisait toute une différence!

L’anecdote peut être considérée comme une version un peu moderne de l’histoire des tailleurs de pierres, dont l’un voyait son métier comme se résumant à tailler des pierres alors que l’autre se sentait impliqué dans la construction de cathédrales. L’anecdote et l’histoire montrent qu’on peut vraiment donner un sens à son travail en le mettant au service de quelque chose ou de quelqu’un. Le sentiment d’être utile à quelqu’un constitue une motivation importante à faire ce que l’on fait. Si le temps que l’on passe au travail peut prendre une partie de son sens dans ce qu’on y réalise, il peut donc aussi en prendre une autre dans les relations qu’on y noue, soit avec les collègues, soit avec les clients.

Le recul du sens relationnel

Sans sombrer dans la nostalgie, on peut se laisser aller à croire que le boulanger qui dessert les gens d’une petite communauté a une relation bien différente avec sa clientèle que celui qui travaille à produire des pains industriels qui seront achetés par des inconnus. De ce fait, son travail a un sens bien différent, car il le relie aux autres : par ce travail, il nourrit des gens qu’il connait, il leur procure certains plaisirs. En plus de l’argent, il reçoit de l’appréciation, voire une certaine affection. En lui donnant sa place dans sa communauté, en lui donnant de l’importance, son travail prend une bonne partie de son sens. Le jour où il cessera de travailler, cela changera quelque chose pour les gens qu’il aura nourris. On se souviendra de lui, on le saluera encore dans la rue.

Le boulanger de multinationale, lui, n’a pas de clientèle. Il n’a que des patrons qui servent souvent moins une clientèle que des actionnaires. Des patrons qui n’ont peut-être même pas l’amour du pain ou du métier et qui pourraient tout aussi bien diriger une fabrique de pneus. Il a beau faire du pain, il ne recevra probablement jamais de reconnaissance de la part des gens qui s’en nourrissent. Il travaille dans l’anonymat. Le jour où il prendra sa retraite, aucun client ne s’en apercevra.

Une proportion importante de gens travaillent ainsi dans l’anonymat, sans jamais voir les personnes qui profitent du fruit de leur travail. Je rencontrais récemment par hasard un homme à la retraite qui, en attendant son café, me raconta qu’il avait travaillé toute sa vie à faire des capsules de bouteilles de bière, non seulement pour une seule brasserie mais encore exclusivement pour une seule marque de ladite brasserie. Cette dernière a sans doute beaucoup de clients; mais combien de ces clients l’ont jamais remercié de son travail? Qui, en s’ouvrant une bière, pense jamais que quelqu’un travaille à fabriquer des capsules?

La déshumanisation du travail

Cet anonymat, cette absence de relation personnelle et de reconnaissance entre la personne qui travaille et ceux qui, en bout de ligne, profitent de son labeur crée un premier vide dans le sens que le travail pourrait prendre. Mais, bien sûr, ce n’est pas le seul obstacle à ce que le travail soit porteur de sens.

On assiste en effet aussi à une disparition du sentiment «familial», de ce sentiment d’appartenance qui pourrait être lié à un milieu de travail. L’expression consacrée veut qu’on soit devenu des «numéros», ce qui se traduit plus officiellement par l’appellation «ressources humaines». Le travailleur est une ressource pour son employeur, tout comme les camions ou les ordinateurs. Il est entré dans une catégorisation comptable, comme une dépense. Une dépense qui doit rapporter plus de profit qu’elle ne coûte d’argent.

Encore ici, il y a perte de sens. Le besoin d’appartenance est fondamental, notamment parce qu’il occupe une place importante dans le sens de l’identité. On s’identifie spontanément à une famille (je suis un Trudel, par exemple), à une ville, à une région, à un peuple, à un ensemble de gens qui pratique un métier, à une communauté (je suis francophone). Cela a de l’importance, on peut tenir à «être» Montréalais, Gaspésien, Québécois, etc. On peut se reconnaître, vivre une solidarité entre musiciens ou partisans d’une équipe professionnelle. L’appartenance crée une proximité, une appartenance; elle ouvre aux autres.

Jusqu’à tout récemment, on s’identifiait à son employeur. On disait «chez nous, on fabrique tel type de chose». On souhaitait que son employeur soit vu comme meilleur que ses concurrents, on était personnellement fier des succès de «sa» compagnie ou de la réputation de «son» institution.

Or, ce sens de l’appartenance s’est lui aussi plus ou moins perdu. On parle davantage de son employeur en termes de «ils» qu’en termes de «nous». «Ils ont décidé de, ils ne nous écoutent jamais, ils nous considèrent comme des numéros, etc.». La plupart des jeunes ont le sentiment qu’ils ne finiront pas leur vie professionnelle là où ils travaillent présentement.

Encore ici, il ne s’agit pas d’être nostalgique. Je veux seulement qu’on soit conscient de ce que le sentiment d’appartenance, qui s’éclipse lentement, pourrait contribuer au sens du travail. Cette perte est loin d’être négligeable, car on est davantage motivé à faire des efforts pour des gens auxquels on se sent relié que pour d’autres qui nous laissent indifférent. Il est normal qu’on veuille travailler davantage pour sa famille que pour celle du voisin. S’il est certain que la progression d’une carrière dans différents milieux de travail peut être un phénomène sain, constatons tout de même que les liens qu’on noue au travail restent importants dans la motivation qu’on peut avoir à se lever le matin pour aller travailler. Et constatons aussi que les conflits et frustrations relationnelles prennent beaucoup de place dans le stress et l’insatisfaction au travail.

Quand la relation avec l’employeur se résume à être un numéro dans une liste, quand personne ne tient plus à personne, quand «moi ou un autre, ça ne change rien», quand il n ‘y a plus de «nous», le travail perd une grande partie de son sens. Cette perte peut être en partie compensée par une diminution d’engagement dans l’organisation et un plus grand investissement dans un plan de carrière personnel, mais le fait de ne travailler que pour soi restera toujours une perte par rapport à celui de se sentir membre d’une équipe, d’une «famille» comme on disait il y a à peine quelques décennies.

L’intelligence du cœur

Tout ce qu’on fait comporte deux dimensions : celle du contenu, (on prépare un repas, on répare des voitures, on enseigne les mathématiques, etc.) et celle de la relation (on fait cela pour des gens, avec des gens). Dans le meilleur des cas, notre travail a de la signification aux deux niveaux : on se sent en harmonie avec le contenu de son travail (Mozart fait de la musique) et on se sent bien avec ses collègues, gestionnaires et clients, on a de l’estime, même de l’affection pour eux tout en s’en sentant estimés, reconnus, appréciés. Dans le pire des cas, au contraire, on est affecté à des tâches qui nous rebutent par des gens qui n’ont aucune considération pour nous.

Même si les surplus de tâches sont parmi les causes du stress au travail et des maladies auxquelles ce dernier conduit, c’est la pauvreté de la vie relationnelle qui est le pire fléau. Un surplus de tâches qui est abordé par une équipe où les gens se soutiennent à l’intérieur d’un mandat motivant qui rend réellement service créera certes de la fatigue, mais il ne causera pas de stress destructeur. De plus, il est fort probable qu’il aura une fin avant l’arrivée de la maladie parce que le respect, la reconnaissance, l’appréciation et l’écoute que les gens partagent feront en sorte que le désir de livrer la marchandise sera en équilibre avec la sollicitude, le soutien et le «caring» que ces mêmes personnes s’apporteront les unes aux autres. L’exécution des mandats et les relations interpersonnelles seront guidés par une juste harmonisation des intelligences de la tête et du cœur. Au plan de la santé mentale, c’est une situation gagnante.

Le plus souvent, donc, le stress au travail résulte de la pauvreté relationnelle qui sévit dans les organisations. C’est l’absence de reconnaissance et de respect, la perte du sentiment d’appartenance, la bureaucratisation, le refus d’écouter et de comprendre, l’absence de soutien réel qui sont principalement en cause dans le stress au travail. Ils mènent certains à se surpasser, d’autres à fermer leur cœur et à décrocher. Mais, dans un contexte sans valeurs de cœur, tous vivent avec un fort sentiment de frustration.

Certes, il importe d’atteindre des objectifs, de livrer la marchandise. Sans ces buts, le travail n’a aucun sens. Mais gardons toujours en tête — et en cœur — que, avant d’être des ressources, nous sommes des personnes et que nous travaillons avec des personnes pour apporter une contribution à un mieux-être pour d’autres personnes. On ne peut peut-être pas amener des multinationales ou de grosses institutions à développer des qualités d’intelligence émotionnelle, mais on peut aborder ses collègues et ses clients/patients avec respect. La reconnaissance au travail peut commencer par les manifestations d’appréciation et de respect que l’on s’échange gratuitement et qui font en sorte qu’on ne se sent pas seul sur une île indifférente, sinon hostile. La collaboration, l’entraide peuvent encore trouver leur place au travail et contribuer à la motivation. Et il reste possible, même si on conduit un autobus dans une grande ville, de savoir qu’on conduit aussi des gens : qui chez son médecin, qui à son travail ou qui à ses études ou loisirs. En bout de ligne, on est utile à des gens.

Le bonheur s’appuie sur le sens et le sens est beaucoup fait de relations saines de collaboration, de reconnaissance et d’appréciation. Il importe de sentir que «nous ou un autre, ce n’est pas exactement pareil». Là comme ailleurs, cela peut commencer par chacun de nous et créer un effet d’entraînement.

Un peu plus de cœur, c’est toujours beaucoup plus de sens; et un peu plus de sens, c’est toujours un peu plus de cœur... à l’ouvrage!