La version de votre navigateur est obsolète. Nous vous recommandons vivement d'actualiser votre navigateur vers la dernière version.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La culpabilité apprivoisée

 

Par Jacques Lafleur, psychologue

Paru dans Travail et santé, vo. 32 no 4, déc. 2016

 

Le sentiment de culpabilité se retrouve souvent parmi les facteurs dont les gens parlent pour expliquer leur épuisement professionnel. Ils se sentaient en faute, du fait de ne pas être à la hauteur de ce qu’ils croyaient devoir accomplir. Alors, ils ont redoublé d’efforts,… jusqu’à l’épuisement!

Mais ce sentiment de culpabilité était-il fondé?

 

C’est une bonne chose de savoir reconnaitre le tort qu’on fait aux autres ainsi que celui qu’on se fait à soi-même. Cela permet de corriger le tir et d’entretenir des relations saines, tant avec les autres qu’avec soi-même. La prise de conscience d’avoir mal agi engendre un sentiment de culpabilité plus ou moins grand et mène à des excuses et à des réparations quand c’est possible. Cela mène aussi à la mise en place de moyens d’éviter de reproduire les mêmes erreurs. En ce sens, c’est une très bonne chose que de savoir reconnaitre ses torts.

Cela dit, ce que nous ressentons comme de la culpabilité n’est pas toujours relié à des comportements fautifs ou inappropriés. Ce type de malaise peut être relié à tout autre chose et il se peut très bien que nous n’ayons alors ni à nous excuser ni à corriger quoi que ce soit.

 

La culpabilité

 

Il ne saurait y avoir de culpabilité sans qu’une faute n’ait été commise. En fait, pour qu’un sentiment de culpabilité soit fondé, trois critères doivent s’appliquer simultanément : il y a préjudice, l’acte est délibéré et le contexte est reconnu comme étant sain.

 

1. Il y a préjudice (ou il aurait pu y avoir préjudice).

Il se trouve des gens qui s’en veulent pour des riens et d’autres qui ressentent perpétuellement un vague sentiment de culpabilité. Ce n’est pas très sain. Quelle est la conséquence réelle de ce qu’on a fait (ou de ce qu’on n’a pas fait)? Dans quelle mesure est-ce grave, dans quelle mesure aurait-ce pu l’être? Qui en souffre? Voilà un premier point qui peut apporter des nuances à la tendance à la culpabilité. Être conscient de la portée de ses gestes est une chose, en dramatiser les conséquences ou même parfois se faire croire sans raison valable qu’il y en aura en est une autre.

 

2. L’acte est délibéré.

A-t-on vraiment choisi de faire du tort? Il arrive que certains de nos gestes aient des suites malheureuses qu’on n’avait pas prévues ou qui étaient carrément imprévisibles. Par exemple, on peut être à l’origine d’un accident d’automobile même si on conduisait prudemment. Le mal est fait, mais jamais on aurait voulu que les choses se passent ainsi, jamais on n’a pris de risque. Il est sain de ressentir un malaise, mais le sentiment de culpabilité est inapproprié. Dans ce cas, on dira «Je suis désolé» plutôt que «Je m’excuse», pour reconnaitre que l’on est impliqué involontairement dans le fait que quelqu’un subisse un préjudice.

Aurait-on pu agir autrement? La réponse spontanée à cette question est souvent «oui», mais en approfondissant un peu les choses, on réalise que, si on peut faire certaines choses autrement dans un secteur de sa vie, cela peut entrainer un effet négatif dans un autre secteur et y créer problème. Par exemple, si on investit davantage au travail, il nous restera moins de temps pour nos responsabilités familiales. On pourrait donc se sentir coupable quoi que l’on choisisse de faire.

 

3. Le contexte est reconnu comme étant sain.

 

Il y a quelque chose qui cloche dans le fait de se sentir coupable de ne pas offrir la lune à qui la demande. Dans beaucoup de milieux de travail, sans que personne ne demande la lune, il y a quand même eu un déplacement des responsabilités du haut vers le bas, si bien que bon nombre de personnes se retrouvent avec des charges de travail et de responsabilités nettement abusives.

Il est possible que les personnes qui en demandent beaucoup trop à leurs troupes se sentent lésées du fait que tout ne soit pas fait à temps, mais on aurait tort de se sentir coupable de poser ses limites dans ce contexte malsain. Ce n’est pas nous qui prenons délibérément l’initiative de créer de la frustration chez le gestionnaire qui exige trop sans avoir les moyens de ses ambitions.

En ce sens, il est utile d’apprendre à démêler les responsabilités respectives des gens impliqués dans une situation.

Un sentiment de culpabilité n’est donc fondé que si on a volontairement mal agi dans un contexte sain. Autrement, même si on peut se sentir mal de ce qui est arrivé, le sentiment de culpabilité n’a pas sa raison d’être. Et ce n’est donc pas à nous qu’il revient de corriger les choses.

 

Culpabilité ou… anxiété?

 

Après examen, le malaise que beaucoup de gens ressentent comme de la culpabilité se révèle le plus souvent être autre chose. Il reste important de faire cette exploration, puisque nos découvertes nous mèneront à des solutions bien différentes que celles auxquelles nous conduit le sentiment de culpabilité.

La culpabilité est un sentiment appris. Il n’y a en effet pas un seul bébé qui se sente coupable de réveiller ses parents la nuit. Mais tous les enfants font des gaffes et rares sont ceux qui, après avoir renversé leur verre de jus une troisième fois en quatre minutes, n’ont pas reçu de sévères réprimandes. Nous avons ainsi tous appris très tôt dans nos vies que certains de nos gestes créaient des émotions désagréables chez les autres.

Les enfants apprennent à se défendre en disant qu’ils ne l’ont pas fait exprès, mais ils apprennent aussi tôt ou tard que cela ne suffit pas : il faut aussi faire attention. Culpabilité et responsabilité vont de pair.

Pour le jeune enfant, la notion de faute est essentiellement définie par ce qui déplait aux adultes qui peuvent lui faire des reproches. Si les remontrances sont fortes, il apprend à avoir peur, peur qui l’invite à éviter de faire ce qui lui est reproché. Il ne cherche donc pas à éviter de faire quelque chose d’immoral, ce que le développement inachevé de son cerveau ne lui permet pas d’évaluer, mais bien de s’abstenir de faire quelque chose qui lui amènera des punitions.

Ainsi, tirer les cheveux de sa sœur ou échapper le cellulaire de son papa sur la céramique n’est pas «mal» à ses yeux, mais c’est un comportement qui lui amène une colère dont il a peur. Cela lui amène aussi une forme de rejet, un retrait d’amour, car il est rare que les parents fassent leurs reproches ou leurs colères affectueusement. Il apprend donc à éviter de faire ce qui fait fâcher ou déçoit ses parents, c’est-à-dire de faire les choses que ses parents considèrent comme étant «mal» et qu’il devrait lui aussi considérer comme tel. S’il le fait quand même, délibérément ou non, il doit s’excuser et se repentir.

On apprend ainsi à avoir peur de faire quoi que ce soit qui déplairait et à se le reprocher comme si on était en faute. L’association devient automatique : si on fait quelque chose qui provoque ou pourrait provoquer de la déception ou du mécontentement, alors ce quelque chose constitue une faute et on doit s’en sentir coupable.

Le sentiment qu’on nomme culpabilité est ainsi souvent un malaise lié à de l’appréhension: peur d’être rejeté ou peur de remontrances, basées sur ce que l’autorité ou les autres considèrent comme une faute. Parfois peur de l’autorité tout court.

C’est ainsi que des gens se sentent coupables de ne pas livrer la marchandise alors qu’ils travaillent très bien et beaucoup. Ils ne sont pas en faute, mais ils se considèrent en faute du fait qu’ils ne font pas ce tout ce qu’ils croient, à tort ou à raison, que l’autorité leur demande. Cela les rend anxieux, ils ont peur d’une forme ou d’une autre de rejet, peur d’une forme ou d’une autre de punition, d’exclusion. Ce n’est pas de la culpabilité, c’est de l’anxiété.

C’est ici que nous constatons que le «remède» est inapproprié. S’il est sain d’éviter de reproduire des comportements fautifs, il est malsain de travailler encore plus quand on travaille déjà trop. Si on ne travaille pas assez, corrigeons le tir; mais si on travaille honnêtement et qu’on est anxieux d’être rejeté ou d’être puni, il vaut mieux s’occuper de son anxiété. Cela nous permettra de poser des limites tout à fait acceptables aux demandes des autres et de constater que cela ne s’accompagne que rarement de rejet ou de sanctions, à moins qu’on ne travaille dans un milieu inhumain, auquel cas il vaudra mieux songer à partir.

Une fois qu’on a bien compris que ce qu’on ressent est de l’anxiété plutôt que de la culpabilité, la solution passe de la soumission à des abus à une exigence de respect. Tout un changement!

La «faute» qui accompagne la surcharge de travail appartient à l’employeur, pas à la personne à qui en écope. C’est l’employeur qui ne se donne pas les moyens de réaliser ses objectifs et c’est à lui qu’il revient de corriger la situation. C’est lui qui ne respecte pas le contrat qu’il a signé. On peut aider, on peut donner un coup à l’occasion, mais on saura alors qu’on agit avec générosité plutôt que de se sentir coupable de ne pas en faire assez.

 

 

Salutaire adolescence

 

À l’adolescence, le développement du cerveau permet de prendre du recul par rapport à l’autorité. Ainsi, l’adolescent à qui sa mère impose de mettre une tuque en hiver pourra se permettre de l’enlever dès qu’il a tourné le coin de la rue, sans se sentir coupable. Le jour où, ayant appris qu’il lui désobéit, sa mère lui fera une scène, il pourra lui répondre que, si faute il y a, ce n’est pas tant d’enlever sa tuque que de cacher à sa mère qu’il le fait. Il n’enlève pas sa tuque dans l’intention délibérée de blesser sa mère, il l’enlève pour ne pas avoir l’air fou dans son groupe, chose essentielle pour un ado. Il considère non pas que c’est à lui d’obéir, mais qu’il revient à sa mère de le respecter.

Bien qu’il se fasse parfois de façon chaotique, ce passage reste essentiel à l’intégration de ce qu’est la culpabilité. Il y a une différence entre agir délibérément de façon immorale et poser un geste dont quelqu’un aura à se plaindre. Ne confondons pas la peur de la réaction des autres avec la culpabilité. Si on a raison de se sentir coupable, on s’excuse, on répare si possible et on s’efforce de ne pas recommencer. Si on a peur de la réaction des autres, on apprend à s’affirmer. Dans le premier cas, on reconnait être en tort et on cesse de faire ce qu’on faisait; dans le second, on reconnait agir correctement et on négocie sa juste place avec les autres.

 

Culpabilité et impuissance

 

Lorsqu’un évènement indésirable se produit, on cherche naturellement à savoir s’il aurait pu être évité. Quelles en sont les causes, qui sont les responsables? Ainsi, après le décès de son mari à la suite d’un infarctus, une dame me disait qu’elle n’aurait jamais dû lui faire cuire le bacon qui lui faisait tant plaisir le samedi matin. Comme si c’était elle qui était responsable de la mort de son mari!

L’esprit est prompt à faire ce genre de raisonnement absolument biaisé : «Si j’avais fait ceci, cela ne se serait pas produit», et voilà le sentiment de culpabilité. Dans certains cas, le raisonnement est juste : «Si je prenais le temps de faire le plein d’essence, on ne serait pas en panne pour une douzième fois cette année». Il y a sans doute des choses à changer. Mais, dans la plupart des cas, les choses sont plus complexes.

Il est sain d’assumer ses responsabilités, d’agir avec une certaine prudence, de prendre des précautions. Mais, quand quelque chose de malheureux se produit, on a tort de sauter à la conclusion qu’on aurait nécessairement dû utiliser les moyens de le prévenir. Si ma cliente avait refusé de faire cuire du bacon à son mari, il l’aurait probablement fait lui-même; elle aurait aussi coupé tout le gras et le sucre de l’alimentation, elle l’aurait forcé à faire de l’activité physique, lui aurait interdit de monter dans une échelle et de prendre l’automobile quand il neige,  etc. Conflits permanents et divorce assurés.

Retenons que ce n’est pas parce qu’on aurait pu faire quelque chose pour éviter que quelque chose ne se produise qu’on doit s’en sentir coupable. Avons-nous agi de façon responsable, voilà la bonne question. Et quelle est la responsabilité de celui à qui le mal est arrivé? Agissons de façon responsable, n’endossons pas les responsabilités qui incombent aux autres et … acceptons que la vie vienne avec des risques!

Souvent, la culpabilité se pose en déni de l’impuissance, comme si on préférait croire qu’on aurait pu faire quelque chose plutôt que d’admettre que, au total, on n’y pouvait rien.

 

En conclusion

 

On s’empoisonne la vie à se sentir coupable de tout et de rien. Les milieux de travail où on nous en demande beaucoup et où on pourrait toujours faire encore  plus ou encore mieux sont des contextes extrêmement favorables à ce qu’on se sente coupable des retards ou manquements à livrer la marchandise. Or, un sentiment de culpabilité lié à cette problématique incite à investir encore plus et à risquer des problèmes de santé.

Alors, attention à bien distinguer si on a affaire à un manquement ou à notre peur de la réaction des autres. Et appliquons la bonne solution!