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Une organisation peut voir dans ses gens des ressources à utiliser ou des collaborateurs prêts à s'impliquer dans une mission commune.

Devinez ce qui rend le plus heureux et donne le meilleur rendement?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De l’utilitarisme à la collaboration : pour du travail à mesure humaine

Par Jacques Lafleur, psychologue

Paru dans Travail et santé, vol 30 no 1, mars 2014

Lucie répond à deux gestionnaires. L’une gère le côté administratif de son équipe de travail, composée d’une dizaine de personnes tout au plus; l’autre est responsable de la supervision scientifique du travail.
À son retour à son poste après plus de trois mois d’arrêt de travail, ni l’un ni l’autre n’était là pour l’accueillir. Pas de «bonjour», pas de «comment vas-tu?», aucune indication quant au travail à faire.

Doit-on s’en offusquer, ou le fait de se trouver dans un milieu de travail dispenserait-il de se contraindre à un savoir vivre de base?

Civisme

On le constate un peu partout, le civisme recule. Le citoyen semble avoir moins de respect qu’il n’en avait pour les règles implicites qui facilitent la vie en collectivité et la rendent agréable. Face à cet «ensemble des autres», il semble plus axé sur ses droits que sur d’éventuelles retenues face à des comportements qui pourraient déranger ou nuire.
Les règles qui montrent un certain respect des autres lui semblent archaïques, voire niaiseuses. La rue appartient à tout le monde, alors pourquoi s’empêcher d’y vider son cendrier d’auto? Pourquoi céder son siège? Si les vieux sont trop vieux pour rester debout dans le métro, alors qu’ils restent chez eux!... On vous paie, on vous donne des boni, qu’est-ce que voulez de plus?...

Le savoir-vivre n’est pas régi par les autorités policières. Ses règles s’inspirent d’une forme de reconnaissance de la valeur en soi des autres. L’enfant en fait l’apprentissage par la politesse, formules qu’on lui impose parce que son cerveau est trop peu développé puisqu’il puisse en ressentir le bien-fondé. Plus tard, la politesse devient respect, une valeur par laquelle il prend conscience qu’il n’est pas la fin du monde et avec laquelle il peut choisir de guider ses actions en regard des autres personnes ou de la société.

Idéalement, le tout finit par s’appuyer sur des valeurs de cœur et se transforme en bienveillance. On ressent alors du bonheur à dire «bonjour» ou «merci», à être courtois, à donner un coup de main, à faire quelques efforts pour garder les lieux publics propres, etc., toutes choses qui impliquent une certaine contrainte mais auxquelles on consent volontiers quand on a atteint un certain degré de maturité affective. La reconnaissance représente une forme de bienveillance, fondée sur le besoin de relation, d’appréciation, d’entraide et d’ouverture de cœur avec les autres, qui rend toute vie plus heureuse et plus féconde.

Au travail

Le passage du statut d’employé à celui de ressource humaine a marqué une progression dans la déshumanisation des milieux de travail entamée il y a quelques décennies. Le savoir-vivre y a pris tout un coup! C’est comme si l’employeur ne disposait maintenant que de ressources pour livrer la marchandise. Il dispose de manuels d’instructions pour chacune, destinés à l’aider à les utiliser au mieux. En ce qui concerne les ressources dites «humaines», le manuel s’appelle «contrat de travail», ou «convention collective».

Les manquements à ces «livres d’instructions» sont régis par des «services de police» qui ont pour nom Commission des normes du travail et CSST. On a là une question de «droits» et de «devoirs», définis par le législateur ou par des négociateurs spécialisés là où les organisations sont syndiquées. Le respect, si j’ose dire, y est présent, mais le cœur et l’âme n’y sont pas: c’est un respect bureaucratisé, une procédure imposée, sans écho dans la vie intérieure. Dans ce contrat, personne n’est obligé de dire bonjour ou merci, d’apporter de l’aide à qui en a besoin, de s’informer des autres. «Si votre père est mort, vous avez droit à un jour de congé avec salaire et à quatre jours sans salaire. Non, vous n’avez cependant pas droit à ce que je vous offre mes sympathies.»

Mais voilà...

Par ailleurs, les ressources humaines ont ceci de spécial qu’elles sont constituées de personnes humaines. Contrairement aux imprimantes, ces ressources particulières ont des relations entre elles. Ces relations se nomment «relations humaines» et elles s’avèrent très importantes dans l’optimisation de leur potentiel. Certaines recherches montreraient même que, lorsque les relations qui les unissent aux organisations qui les «emploient» sont mauvaises, ces «ressources» se brisent (tombent malades) jusqu’à quatre fois plus facilement que lorsque les relations de travail sont bonnes. Elles sont alors hors d’usage pendant de longues périodes. De plus, quand elles ne se brisent pas, elles donnent très souvent un rendement nettement inférieur à celui qu’elles produisent dans un contexte d’appréciation et de reconnaissance. Cela s’appelle le présentéisme.

Peut-être y aurait-il donc quelque chose d’autre à faire que d’appliquer le contrat de travail pour favoriser un bon rendement de ces ressources?

La reconnaissance

Avec près de 40 % des travailleurs qui disent vivre un stress quotidien élevé au travail, 40% des réclamations d’assurance salaire liées à des problèmes de santé mentale et 14 millions d’ordonnances d’antidépresseurs au Québec en 2011, nous devons comprendre que la vie au travail est difficile. Nos chromosomes n’ont pas changé! Nous avons simplement beaucoup de mal à composer avec l’évolution du monde. Et, parmi ces changements, ceux qui sont liés au travail comptent énormément puisque l’absentéisme est beaucoup moins important dans les organisations où les travailleurs se sentent reconnus et respectés.

La détresse psychologique touche deux fois moins de personnes chez celles qui disent recevoir de la reconnaissance que chez celles qui disent ne pas en avoir. Et un manque important de reconnaissance multiplie par quatre les risques de vivre de la détresse psychologique (selon un diaporama sur la reconnaissance présenté par le professeur Jean-Pierre Brun, chaire en gestion de la santé et de la sécurité au travail de l’Université Laval, qui donne de nombreux conseils avisés sur le sujet –voir http://www.cgsst.com/stock/fra/doc287-945.pdf)

Maintenant que la reconnaissance passe sous la loupe de la science, les choses pourraient se compliquer. Mais, pour l’instant, la science et le bon sens s’entendent. Grosso modo, à quelques exceptions près, la reconnaissance se confond avec un savoir-vivre basé sur des valeurs de cœur. La sincérité y est plus importante que les aspects techniques.

À un premier niveau, elle nous invite à nous considérer les uns les autres comme des êtres humains. D’un point de vue pratique, cela se traduit par dire «bonjour», ce dont on peut se dispenser quand on rencontre un photocopieur. Dire bonjour, c’est reconnaître qu’il y a quelqu’un là, qu’il y a une personne. C’est accepter que la rencontre d’une personne vaut que, pendant un court instant, nous mettions de côté ce que nous avons à faire, que nous passions du mode fonctionnel au mode «humain». On peut ajouter un sourire.

Une coche plus haut, on dit «bonjour Danielle», ou «bonjour Sylvain». On reconnaît ainsi que cette personne est particulière. Non seulement ce n’est pas une cafetière ou une tablette au mur, mais c’est une personne que l’on connaît. On peut ajouter un «comment vas-tu?» senti (plutôt qu’uniquement poli), qui marque notre intérêt pour cette personne.

Dans la mesure où cette rencontre a un côté fonctionnel, on dira : «Est-ce que je te dérange, je voudrais savoir si la facture d’untel est partie?», formule par laquelle on reconnaît que cette personne a de l’importance en elle-même et que ni nous ni notre demande ne sommes la fin du monde. Une fois l’information reçue, on dira «merci, à tantôt» ou «merci, bonne journée!», formule qu’on dit en regardant la personne dans les yeux et par laquelle on reconnaît qu’elle a fait quelque chose pour nous.

Tout cela peut sembler évident, mais le même scénario se passe trop souvent autrement : entrée en trombe de quelqu’un qui dit sans préambule et d’un ton un peu agacé : «la facture d’untel est- elle partie?» et qui repart, après avoir eu la réponse, en disant «me v’là avec un autre problème!». Aucune considération, même attitude, sinon pire, que s’il avait cherché sur son ordinateur. Convenons que ça n’aide ni l’une ni l’autre personne à passer une bonne journée...

Situation urgente ou émotion vive?

Toute relation au travail a forcément quelque chose de fonctionnel, au sens où nous sommes là pour atteindre des résultats. Or, quand la charge de travail est trop grande, on peut souvent se croire en situation d’urgence, ce qui entraîne une certaine anxiété, laquelle se traduit dans le corps par du stress.

Or, le stress concentre le cerveau sur la solution à la menace qu’il perçoit, écartant tout ce qui n’a pas d’importance à court terme. Quand le feu est pris, on est en effet centré sur l’action, pas sur la qualité de nos relations. On ne discute pas avec les enfants, on les pousse dehors! Et si, de notre point de vue, les pompiers tardent beaucoup à arriver, il est possible que nous les recevions plutôt avec un «pas trop tôt!» qu’avec un « merci d’être enfin là, avez-vous eu des difficultés à vous rendre?». Le stress centre ainsi l’individu sur lui-même, et ce d’autant plus que l’émotion qui résulte de la situation est importante.

En outre, plus l’émotion est grande, plus elle tend à diriger les perceptions d’une façon qui l’entretient : quand nous nous sentons très heureux, tout nous semble en effet plus simple, rien ne nous paraît vraiment désastreux et nous voilà plus affables, plus ouverts aux autres, ce qui maintient l’état heureux. Au contraire, dans un état d’irritation, tout nous tombe sur les nerfs et il est préférable, pour quiconque désire un peu de réconfort, de se tenir loin de nous. Toute demande augmenterait notre irritation.
C’est notamment pourquoi un niveau de stress élevé au travail appauvrit la qualité des relations. «On a assez de problèmes comme ça, ne venez pas nous embêter avec les vôtres!», «On manque déjà de temps, on n’en a pas pour s’informer de votre santé!», ce qui est une traduction émotionnelle du mécanisme biologique que le stress implique.
Mais, heureusement, nous sommes aussi dotés d’une tête et d’un cœur...

Pas de panique!

La tête et le cœur peuvent nous préserver des réactions réflexes de fermeture sur soi associés à l’urgence d’éteindre les feux ou à l’impulsion de propager son irritabilité sans considération. La tête permet le recul, la capacité de planifier, d’organiser, de prioriser, de choisir les bons moyens d’atteindre ses objectifs; le cœur, lui, ouvre à la reconnaissance, au soutien, à l’appréciation que nous pouvons nous montrer les uns aux autres.

Beaucoup de sentiments d’urgence qui nous envahissent au travail ne sont pas liés à des situations urgentes! Apprenons à garder du recul et, s’il y a vraiment besoin d’agir rapidement, gardons aussi le recul qui nous permettra d’être efficace, ce que la «poule sans tête» ne parvient pas toujours à faire. On peut être efficace sans être pressé. Et on est toujours plus efficace quand le stress lié à un sentiment de catastrophe imminente ne vient pas nous embrouiller l’esprit.
Ce n’est en effet pas la peur qui nous rend efficace, mais plutôt la capacité de faire les bons choix. La peur engendre une pression qui nous pousse, mais elle ne nous guide pas. C’est la capacité à prendre du recul qui nous sert le mieux, tout en rendant la collaboration plus facile.

La reconnaissance, ça peut commencer avec nous

Qui dit collaboration dit reconnaissance. Or, on ne collabore pas avec un outil : on l’utilise. Depuis quelques décennies, on assiste malheureusement à une sorte de glissement de la collaboration vers l’utilitarisme : les personnes deviennent des outils que les organisations utilisent au même titre que les autres ressources dont elles disposent.

Ce glissement donne une impulsion de nivèlement par le bas. Irrités d’être considérés comme des numéros, nous pourrions à notre tour avoir tendance à couper la voie du cœur et à devenir essentiellement axés sur l’accomplissement de nos tâches, sans égard aux autres et sans égards pour les autres.

Bien que nous nous plaignions nous-mêmes d’un manque flagrant de reconnaissance, nous pourrions accepter plus ou moins, sans en avoir vraiment conscience, d’être devenus des outils au service d’une tâche. Nous nous réduisons ainsi à des rôles «fonctionnels», «performants», nous devenons obsédés par ce que nous n’avons pas réussi à faire. Ainsi pressés par la tâche non accomplie, nous pourrions avoir tendance à sauter l’étape du «bonjour», du «comment vas-tu?», du «merci». L’oubli que nous sommes des personnes peut mener à ne plus voir les autres comme des personnes. Tout le monde devient alors essentiellement des outils, idéalement des outils à haut rendement.

Le travail, c’est une bonne partie de notre vie. Dans la mesure où nous considérons que notre vie a de l’importance, il devient important de soigner les relations que nous y entretenons, car elles occupent une place primordiale dans les facteurs qui modulent notre humeur et influencent notre sentiment de satisfaction et notre santé. Le bonheur est fait de réalisations et de relations saines.

Évitons de laisser la pression nous amener vers le bas. Il reste normal et sain d’avoir un rôle utilitaire au travail, mais le fait de se réduire soi-même et de réduire les autres à ce rôle nous coupe du véritable travail en collaboration. Dans une perspective de synergie d’équipe, les autres sont certes vus comme des partenaires dans l’atteinte des objectifs professionnels, mais ils sont aussi considérés pour eux-mêmes, comme des personnes avec lesquelles nous partageons respect, considération, solidarité et affection.

Qualité du travail et qualité des relations vont de pair. L’une sans l’autre mène à une perte de sens.