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Avec 5.9 millions d’ordonnances d’antidépresseurs au Québec en 2007 (1), on devrait atteindre le nombre d’une prescription par habitant en 2009! Problèmes personnels ou problème de société?

Le modèle pharmaceutique des troubles de l'humeur laisse de côté les causes véritables de ces maladies. Sans dire qu'il est faux, disons au moins qu'il est incomplet, ce qui nous permettra de mettre en pratique d'autres moyens de guérison que les médicaments.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Que cache la hausse constante des ordonnances d’antidépresseurs?

Paru dans Travail et santé, vol 24 no 3, sept 2008, révisé en février 2017

 

Par Jacques Lafleur, psychologue

 

Les troubles de l’humeur et les troubles anxieux sont en voie d’atteindre le premier rang des maladies invalidantes. Les deux dernières décennies ont montré des augmentations annuelles des ordonnances d’antidépresseurs variant entre 10 et 15% et on prévoit que 20 % des gens en prendront en 2020, soit dans 12 ans.
Les arrêts de travail pour des problèmes liés à l’anxiété ou à la dépression sont eux aussi en hausse constante. Cela confirme qu’un nombre déjà effarant et malgré tout croissant de gens souffrent de fatigue constante, de tristesse, d’insomnie, de perte de la joie de vivre et de l’estime de soi, de perte d’intérêt ainsi que de symptômes anxieux — trouble obsessif-compulsif (TOC), trouble panique, tension nerveuse élevée que l’on traduit officiellement par «trouble d'anxiété généralisée » (TAG). En règle générale, ces problèmes s’accompagnent de malaises et maladies affectant la digestion, le système cardio-vasculaire, le système immunitaire, la peau, ou encore le système musculo-squelettique. En fait, nombre d’études montrent que l’anxiété et la dépression augmentent de beaucoup les risques de souffrir d’autres maladies (dont le cancer, le diabète et les maladies cardiovasculaires, notamment).
Pourquoi tant de gens souffrent-ils autant?

 

 

Le modèle pharmaceutique

Jusqu’au début des années 80, le milieu scientifique voyait la dépression comme une réaction plus ou moins normale à la perte d’un élément central de la vie. Il était considéré comme allant de soi que l’on puisse vivre une période de grande souffrance intérieure et de diminution brutale d’intérêt ou d’énergie en réponse au décès d’un enfant ou d’un conjoint, par exemple, ou encore à la suite d’un épuisement des forces vitales. Ces pertes ou ces longues périodes de surmenage étaient vues comme les causes de la dépression. On pouvait choisir ou non d’en soulager les symptômes avec une médication qui visait alors la noradrénaline, l’un des neurotransmetteurs cérébraux agissant sur l’humeur. Une psychothérapie était parfois indiquée, mais on savait que la plupart de ces maladies allaient se résorber avec le temps, sauf dans les cas relativement rares qui nécessitaient une hospitalisation et un traitement plus incisif.

Avec l’arrivée de Prozac en 1981, cette façon de voir allait changer. Le fabricant allait convaincre la communauté scientifique que la dépression était essentiellement un problème de nature physiologique — à savoir une sérieuse diminution du taux d’un autre neurotransmetteur cérébral, cette fois-ci la sérotonine. Il suffirait de normaliser la sérotonine pour que le bonheur ou l’énergie reviennent, exactement comme il suffit de donner de l’insuline pour régulariser la glycémie chez les diabétiques.

Presque du jour au lendemain, les changements dans les taux des hormones du cerveau liées à la dépression n’étaient plus vus comme la conséquence des événements malheureux ayant causé la maladie, mais comme la cause elle-même de la dépression. Peu de compagnies pharmaceutiques ont tenté d’expliquer ce qui pouvait bien faire en sorte que les cerveaux d’un très grand nombre de gens se mettent tout à coup à manquer de sérotonine...

D’autres pharmaceutiques ont rapidement fabriqué des versions proches de la molécule théoriquement (2) active du Prozac et on a constaté que ces médicaments (appelés ISRS, acronyme pour Inhibiteurs Sélectifs de la Recapture de la Sérotonine) avaient aussi pour effet de réduire l’anxiété. Comme les anxiolytiques les plus utilisés alors (benzodiazépines) tombaient lentement en disgrâce à cause des difficultés de sevrage qu’ils présentent et des possibles effets néfastes à long terme qui leur sont attribués, le marché du traitement pharmaceutique de l’anxiété devenait lui aussi grand ouvert aux ISRS.

Malade de quoi?

Même si le marketing et les lobbys qui poussent les ISRS disposent d’une force terrifiante, on trouve peu de médecins qui prescriraient ces médicaments sans véritable raison. Nos médecins voient de plus en plus de gens qui souffrent de perte d’énergie, voire d’une lourde fatigue, d’insomnie, de perte d’intérêt et de motivation, du pénible sentiment de voir la vie comme une corvée, de relative désillusion, du sentiment de ne plus pouvoir tenir le coup, de se sentir inadéquat (pas comme les autres qui semblent avoir tant d’énergie), de manque de concentration, de perte fréquente de contrôle émotif, de tension musculaire indue et, presque toujours, de plusieurs malaises ou maladies plus physiques. Manque de sérotonine, de noradrénaline, de dopamine? Oui et non.


Car si on place des mammifères dans une situation vraiment stressante sans leur laisser le temps de récupérer et sans leur donner la chance de s’en sortir, ils finiront, après avoir développé plusieurs problèmes organiques, par se rouler en boule dans un coin et par ne plus bouger. Manque de sérotonine? Oui et non. Oui parce que la diminution de certains neurotransmetteurs dans le cerveau inhibe à la source la motivation et la capacité d’agir, et non parce que, sans cette situation stressante continue sans possibilité de s’en sortir, les taux des neurotransmetteurs de la bonne humeur et de l’action resteraient au beau fixe.

Les ISRS sont devenus les « vitamines » de ceux qui ont du mal à tenir le coup et les médicaments de ceux qui n’ont plus la force de résister. Les ISRS sont devenus la solution individuelle à ce problème de société qu’est un mode de vie toujours plus compliqué, rapide, exigeant, onéreux et sans repos. Un mode de vie qui épuise les forces vitales d’un nombre considérable et croissant de gens sans jamais leur donner vraiment ce qu’ils attendent en retour de leur très grand investissement d’énergie.

 

 

Un mode de vie qui rend malade

L’individu « normal » fait face à des engagements financiers importants, à une vie professionnelle où l’on exige une performance sans faute malgré une charge de travail très grande et un contexte de contraintes importantes, le tout sans soutien suffisant. Le temps lui fait chroniquement défaut, sa vie familiale est exigeante et sa vie de couple n’est pas de tout repos, si l’on se fie au nombre important et grandissant des divorces et des séparations.
En pratique, cela signifie que beaucoup de gens se lèvent le matin fatigués, avec devant eux une lourde journée : préparation des enfants pour l’école, transport, journée éprouvante au travail, retour pressé à la maison dans le transport en commun bondé ou dans la circulation aux heures de pointe, repas, assistance aux devoirs et leçons, tâches ménagères usuelles, parfois un peu, parfois beaucoup de travail, toilette et dodo parce que, demain, ça recommence. Et ces dettes qui n’en finissent plus, et ce temps qui me manque, et Sophie qui m’inquiète, et ... Pas si facile de s’endormir avec tous ces tracas...
« Docteur, je dors mal, je digère mal, j’ai mal partout, je n’en peux plus, pouvez-vous m’aider? » Et voilà les ISRS.
Diminution de sérotonine, de noradrénaline, de dopamine? Oui et non...

Des choix pas toujours faciles

Nombre de personnes chez qui on diagnostique un pré-diabète se retrouvent devant une alternative : ou bien elles iront vers un mode de vie plus sain (activité physique, perte de poids, diminution du stress, repos suffisant, alimentation saine) ou bien une médication viendra compenser.
Le même choix se pose à ceux et celles qui se retrouvent coincés dans une vie stressante dont le contrôle leur demande une énergie folle : ou bien ils s’inspireront de la maxime « un esprit sain dans un corps sain », ce qui suppose un virement vers une vie plus légère, ou bien on leur prescrira des ISRS, qui leur permettront éventuellement de supporter cette même vie trop lourde avec moins de symptômes. Béquille souvent temporaire, car il très fréquent que les gens épuisés se présentant dans nos bureaux à la suite d’un arrêt de travail prennent déjà depuis longtemps une médication antidépressive. Les ISRS peuvent étirer la résistance, mais ils ne guérissent rien. Il faut changer des choses, agir sur sa vie pour y éliminer, y réduire ou mieux y maîtriser les sources de sa tension.

Le choix n’est pas facile parce que nous avons appris que toute difficulté sérieuse à suivre le train montrait non pas que le train était un train fou mais plutôt que la personne essoufflée faisait montre de faiblesse, d’inadaptation, d’incompétence, de fragilité, bref qu’elle n’avait pas vraiment de valeur (!!!) ou, du moins que sa valeur était nettement moindre que celle des autres, qui ont tellement l’air d’être capables de tenir le coup sans faillir! Alors, forcément, on fait tout pour montrer qu’on peut suivre, non?
Sachons au moins que ce train va là où il nous mène : chaque année plus de dépressions, plus de troubles anxieux, plus de maladies du cœur, plus de cancers, bref plus de souffrance physique et psychologique et plus d’invalidité chez de plus en plus de gens. Ensuite, en considérant sa propre situation, ses valeurs, ses aspirations dans la vie, son tempérament, ses besoins, on pourra mieux définir jusqu’à quel point on veut le suivre.
Qui êtes-vous? Votre quotidien est-il heureux? Passez-vous à côté des choses essentielles de la vie? Quelle vie souhaitez-vous vraiment vivre? Voilà quelques questions qui pourraient vous aider à déterminer si l’Express « Performance-totale » est pour vous ou s’il vous ne devriez pas plutôt opter pour le moins rapide « Vie-aimante-féconde-et-sereine », qui a l’avantage de permettre de profiter du voyage tout en n’allant pas, lui non plus, sans certaines tribulations dignes d’intérêt.

Quelques alternatives aux antidépresseurs

Le recours aux ISRS n’est ni immoral ni incorrect. Cependant, si on nous les propose à la suite d’une longue période d’essoufflement accompagnée d’une panoplie de symptômes, alors il serait pertinent de s’interroger sur des solutions complémentaires ou carrément autres à notre mal de vivre. Car le problème n’est alors pas une insuffisance de sérotonine, mais un mal de vivre. Toute substance prise dans ces conditions devrait nous amener à changer ce qui ne va pas plutôt que de nous aider à le subir avec moins de souffrance. Cela vaut autant pour les vitamines, le millepertuis ou les oméga 3 que pour les ISRS.

Voici quelques alternatives.

- La pratique quotidienne de méthodes amenant de la relaxation (Yoga, méditation, outils de relaxation ou  musique relaxante, etc.) et l’activité physique modérée et régulière ont pour effet de contrer la réaction biologique de stress qui est à la base de l’anxiété et de la dépression sur le plan organique. Ce sont d’excellents moyens de garder ou de retrouver l’énergie, le moral et la santé, dont on se servira pour refaire certains choix. Des moments quotidiens de véritable détente sont aussi à prescrire;

- le sommeil est essentiel à la gestion du stress et au maintien de la santé; c’est faire erreur que de le considérer comme une perte de temps;


- la révision des priorités de vie reste essentielle : le fait de se sentir constamment coincé rend fatigué, maussade, malade. Quels seraient les items pour lesquels on considère qu’il ne vaut pas ou plus la peine de payer ce prix? Quels sont les problèmes qu’on doit régler plutôt que de continuer de les traîner? Quels seraient les éléments d’une vie beaucoup plus saine? À quoi devra-t-on renoncer pour accéder à cette vie plus désirable, plus libre, plus heureuse?

- au niveau des attitudes, on gagnera à remplacer le sentiment de manquer de temps par la certitude d’avoir trop de choses au programme. La solution au manque de temps est en effet de faire plus vite, alors que la solution à un programme trop chargé est de retirer ce qu’il y a de trop, ce qui est habituellement plus sain car on court déjà à longueur de journée. La solution peut-elle sérieusement consister à aller plus vite? Permettons-nous plutôt de sortir quelque peu du train fou pour mieux choisir ce à quoi il vaut la peine de consacrer son énergie, c’est-à-dire sa vie.

Car c’est bien de sa vie qu’il s’agit ici. À l’heure où les pressions sociales voudraient que nous soyons toujours en action, parfaits et performants en toute chose, il vaut la peine d’opposer une saine résistance à cette vague de folie pour rétablir un meilleur équilibre action-repos, dont le pôle « action » sera davantage axé sur ce qui donne vraiment du sens à la vie.

La sérotonine ne s’en portera que mieux.

(1) Chiffres de la RAMQ cités par Denis Lessard (Hausse des ordonnances d’antidépresseurs au Québec, La Presse, 23 janvier 2008)

(2) Beaucoup d’études indépendantes montrent que les ISRS sont à peine plus efficaces que les placebos neutres et ne sont pas plus efficaces que les placebos actifs (placebos donnant des effets secondaires).