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En matière de santé physique, l’expression «santé active» vient peu à peu s’ajouter au concept de prévention. D’un côté pratique, cela pourrait ne changer que peu de choses, puisque les prescriptions de comportements liées à la santé active sont les relativement mêmes que celles qui prévalent en prévention. Ce qui change, c’est l’esprit dans lequel l’individu qui intègre ces comportements se place. Et ça, ça a son importance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De la prévention à la santé active

Par Jacques Lafleur, psychologue


Paru dans Travail et santé, vol 26 no 4, décembre 2010, révisé en février 2017

 

Dans son essence, la prévention (pré : avant et vention, venir) veut empêcher certains états non désirables de survenir. La première idée est d’agir en amont pour réduire les risques que l’événement non désiré ne se produise (prévention primaire, concept qui recoupe celui de proaction). Ou bien, le mal étant apparu, on agit pour en limiter très rapidement les premiers impacts négatifs (prévention secondaire). Ou encore, le mal étant répandu ou ayant évolué, on agit pour en diminuer les effets à long terme ou pour réduire les risques de récidive (prévention tertiaire). Dans tous les cas, l’action vient contrer un mal appréhendé, compte tenu de la lecture que l’on fait des probabilités qu’il apparaisse si on ne pose pas ces actions préventives.

Prévenir, est-ce se contraindre?

En matière de santé (ou, pour parler plus justement, en matière de maladie), on préviendra par exemple les problèmes cardiovasculaires en mangeant moins de ceci ou de cela et en mangeant plus de ceci ou de cela; on sera actif physiquement, on traitera son hypertension artérielle, son artériosclérose ou son diabète, on cessera de fumer et on diminuera le stress. On s’imposera donc des comportements pour éviter l’infarctus ou, du moins, pour réduire les risques qu’il ne se produise. Mais, pour les gens qui sont à plus haut risque de maladie cardiovasculaire, ces mesures sont en général peu invitantes. Ils ont le plus souvent des habitudes de vie qui, justement, les rendent à risque. Il y a bien sûr l’hérédité, mais la longue et très sérieuse étude «Interheart» (1) a montré récemment que l’impact génétique ne comptait que pour 10% du risque. C’est donc essentiellement la façon de vivre d’une personne qui influence ses probabilités de maladie.
Et, si nous voulons réduire nos risques d’infarctus, nous devrons changer les habitudes qui nous font prendre du poids, augmentent notre gras abdominal, réduisent la lumière de nos artères tout en les durcissant, augmentent notre tension artérielle, etc. Règle générale, il n’y a là rien d’invitant. Pour le petit maigre qui s’entraîne depuis vingt ans et qui a appris à manger avec joie des aliments sains, la prévention ne pose pas de problème. Ce qu’il en apprend ne fait que confirmer que ses habitudes de vie augmentent ses chances d’éviter l’infarctus. Mais ce n’est pas pour éviter cet éventuel infarctus dans dix ans qu’il maintient ses habitudes! C’est parce qu’il y trouve du sens, du plaisir, de l’énergie, de l’estime de soi et aussi parce qu’il y est conditionné depuis nombre d’années. C’est son style de vie, et non une série de contraintes pénibles adoptées en vue d’éviter le pire qu’il maintiendrait avec une volonté de fer contre vents et marées!
Par ailleurs, pour la personne qui a pris un, deux ou trois kilos chaque année depuis vingt ans, qui n’a pas le goût de s’entraîner (d’autant qu’elle est lourde) et qui considère n’en avoir pas le temps, les choses se passent autrement. La distance entre ce qu’elle fait et ce que les tenants de la prévention lui proposent est trop grande : cela la décourage, et l’idée de devoir sacrifier son type d’alimentation et sa sédentarité contre une baisse du risque d’un infarctus relativement lointain ne la séduit pas particulièrement. Une visite au médecin pourra lui faire un peu peur, mais ce sera vite oublié.

La prévention atteint-elle ceux qui en ont besoin?

Beaucoup de mesures préventives ont ceci de particulier qu’elles confortent les gens qui les mettent en pratique — mais qui les utiliseraient de toute façon si elles n’avaient pas d’impact préventif et qu’elles rebutent ceux qui ne les utilisent pas. Avec le temps, cependant, les gens qui acceptent de s’y contraindre finissent par y trouver ce qui motive ceux qui les ont déjà intégrées : plus d’énergie ou un meilleur souffle, par exemple. La nouvelle habitude, bien que préventive, devient alors beaucoup moins contraignante. Une femme souffrant d’artériosclérose me disait qu’elle venait d’abandonner le tabac pour protéger sa vie. Puis elle ajoutait en toute logique qu’elle reprendrait le tabagisme dès qu’elle apprendrait que sa mort serait prochaine. Elle se décrivait avec humour comme une «fumeuse non pratiquante». Puis, quelques mois plus tard, elle me disait ressentir les bienfaits de son abandon du tabac à tellement de niveaux qu’elle n’avait plus aucun regret d’avoir cessé, même si cela lui avait été difficile. La motivation à poursuivre l’abstention venait de virer : bien sûr, l’abandon du tabac avait toujours un impact sur la diminution des risques liés à l’artériosclérose, mais les aspects positifs vécus ici et maintenant prenaient une part beaucoup plus grande dans le désir de poursuivre. Cela se faisait avec beaucoup moins d’efforts, et ces efforts étaient vraiment récompensés, et ce immédiatement, plutôt que plus tard, éventuellement.

Prévenir le divorce ou vivre heureux en couple?

On peut s’amuser à illustrer ces propos avec la santé du couple. Dans la mesure où l’on veut prévenir le divorce, on devra s’astreindre à une série de mesures coercitives consistant à se parler respectueusement, à s’écouter avec attention, à se témoigner de l’affection, à montrer de la sollicitude, à passer du temps ensemble et à faire des sorties, à faire un partage équitable des tâches, à s’entendre sur l’argent, à faire l’amour, à se faire des cadeaux à l’occasion, etc. Vraiment pas drôle, mais que voulez-vous, qui veut prévenir prend les moyens!
Évidemment, les couples heureux adoptent naturellement ces pratiques. Elles contribuent à leur bonheur et ne visent en rien la prévention du divorce, même si elles ont cet effet. Elles favorisent la vie, l’amour, le bonheur. Ce sont des éléments de santé active.

La santé active

Le concept de santé active, nouvellement créé, pourrait nous aider à rediriger une partie de la prévention primaire. Il la ferait basculer dans un espace mental non plus essentiellement centré sur la réduction des risques d’évènements malheureux à survenir dans l’avenir, mais plutôt sur l’augmentation du bien-être, sur la capacité à jouir de la vie maintenant, et pour longtemps. Plutôt que de fixer son attention sur la maladie, on se centre alors sur la santé, définie comme un état de bien-être physique, psychologique et social par l’Organisation mondiale de la santé. On se base sur le désir de développement plutôt que sur la peur et la culpabilité. L’impact motivationnel change : on ne se contraint plus maintenant pour éviter quelque chose de désagréable plus tard, mais on choisit d’augmenter activement son bien-être actuel. La direction est aussi moins «morale» (tout le monde sait que «ce n’est pas bien» de fumer ou de manger mal), et plus pragmatique (on a plus d’énergie et on est plus heureux quand on prend soin de soi de telle ou telle façon).

En milieu de travail

L’immense travail qui a été effectué durant les dernières décennies pour assurer un minimum de sécurité au travail doit évidemment être maintenu. La prévention a une place immensément importante à tous les niveaux. Quels sont les risques?, comment les réduire? ces questions ⎯ et leurs réponses ⎯ restent fondamentales. Mais, si on pensait davantage en termes de santé active, on pourrait éventuellement rendre la prévention plus invitante. Ici, maintenant, les organisations gagnent à avoir un personnel plus en santé, plus énergique, plus impliqué : que peuvent-elles faire en ce sens? Ici, maintenant, les individus gagnent à préserver, à augmenter leur santé et leur bonheur : comment faire, au travail? On prend alors encore des mesures de sécurité pour éviter les accidents, mais on les prend aussi pour garder bien vivants ce corps et cet esprit avec lesquels on vit sa vie, on construit, on aime. En matière de santé mentale, presque tout est à faire. On peut évidemment chercher à prévenir le burnout et la dépression qui lui est associée, et on ferait ainsi de grands pas. Mais on peut aussi chercher à développer les paramètres relativement connus de la santé (active) mentale au travail : clarification des rôles, charge de travail appropriée, respect, reconnaissance/considération, autonomie, participation aux décisions, conciliation travail-famille, soutien (2). Le but serait de garder les gens impliqués dans leur travail, heureux d’y être le jour et d’en sortir le soir, capables de livrer une marchandise identifiée et raisonnable, et de les impliquer dans ce processus. Il est certain que l’on réduirait ainsi l’incidence des absences longue durée pour les problèmes de santé mentale. Mais on ferait beaucoup plus : on augmenterait le sentiment d’être quelqu’un, d’être en vie, d’être humain, unique, utile.
N’est-ce pas plus motivant que d’essayer de voir comment on pourrait empêcher tous ces gens considérés comme des numéros de tomber malades les uns après les autres?
Individuellement, on ferait plus attention à soi, on respecterait mieux sa fatigue, on garderait un bon équilibre de vie. Ce faisant, on éviterait le burnout, c’est certain, mais cela viendrait comme une conséquence d’un désir de vie saine plutôt que d’efforts pour résister à l’envahissement du travail. C’est ce vers quoi tend le traitement psychologique du burnout, une fois que la période de dépression et de fatigue indue est passée. Mais si on le faisait avant la maladie?
La prévention aura toujours sa place. Par ailleurs, le concept de santé active peut nous aider à intégrer certaines pratiques préventives en utilisant notre désir fondamental de vivre heureux et en santé. Bien que ce concept en soit officiellement à ses tout débuts, il ouvre une voie très prometteuse.
 
1. Salim Yusuf, Steven Hawken, Stephanie Ôunpuu, Tony Dans, Alvaro Avezum, Fernando Lanas, Matthew McQueen, Andrzej Budaj, Prem Pais, John Varigos, Liu Lisheng, "Effect of potentially Modifiable Risk Factors associated with Myocardial Infarction in 52 Countries (the INTERHEART study): case-control study," The Lancet, vol. 364, no 9438, 11 septembre 2004.

(2)Brun, Jean-Pierre : Les sept pièces manquantes du management, Transcontinental, 2008