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«On n’est jamais trop prudent.» Sans doute. Mais on a parfois trop peur. Et quand on a trop peur, ce qu’on appelle «la prudence» ne parvient pas vraiment à nous enlever de la tête ce que l’on craint, malgré tout ce qu'on fait pour éviter que ce qu'on veut éviter à tout prix ne se produise. Faut-il alors être plus prudent ou... moins anxieux?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prévention, prudence ou... anxiété?


Par Jacques Lafleur, psychologue
Paru dans Travail et santé, vol 28 no3, septembre 2012

 

La juste prudence permet de prévenir ce que nous voulons éviter tout en nous laissant l’esprit libre. Par exemple, on installe ses quatre pneus d’hiver et on ne pense plus que rarement à d’éventuels accidents. On paie ses assurances, on applique une prudence de base contre les risques d’incendie à la maison et on oublie qu’on pourrait passer au feu. La prudence mène ainsi à poser des gestes concrets qui dégagent l’esprit de ce par rapport à quoi on est prudent. Mais l’anxiété fonctionne autrement.

L’anxiété

L’anxiété est une sorte de prédisposition à se sentir en danger, à avoir peur, à imaginer le pire, à appréhender, à ressentir que sa sécurité est menacée, à être inquiet, préoccupé, voire obsédé par certaines choses alors que rien d’objectif ne le justifie vraiment. C’est pourquoi on parle de prédisposition, de tendance, de propension: l’anxiété est une forme d’éponge qui s’imbibe du moindre côté menaçant de toute situation appréhendée et s’y concentre, restant imperméable à tout ce qui pourrait permettre de conclure que le danger est minime.

En fait, la personne anxieuse surestime démesurément la probabilité que ce qu’elle craint ne survienne. C’est comme si elle croyait déjà que ce dont elle a peur va lui arriver et que ce sera très grave, alors même qu’un peu d’objectivité lui permettrait de conclure que la menace est minime ou que la conséquence appréhendée s’avère relativement insignifiante.

La personne anxieuse est maintenue dans sa fausse croyance par son cerveau émotionnel, lequel ne peut pas vraiment avoir de recul par rapport à ce qu’il a appris à craindre. De plus, le fonctionnement d’un cerveau émotionnel bien «allumé» est tel qu’il bloque celui du néocortex qui permettrait d’user de jugement. C’est pourquoi le raisonnement logique n’a que peu de pouvoir sur l’anxiété au moment où elle se manifeste.

Menace réelle ou appréhension?

Toute personne ayant un minimum de conscience sait que des choses désolantes ou sources de souffrance se produisent chaque jour: pertes d’emploi, maladies, décès, erreurs professionnelles, accidents de voiture, fraudes, feux, vols, faillites personnelles, cataclysmes naturels, etc. Comme ces évènements surviennent dans la vie de gens tout à fait ordinaires, ils pourraient éventuellement venir nous toucher nous aussi. En fait, on n’est véritablement à l’abri de rien.

La question est maintenant de savoir jusqu’à quel point on croit que l’une ou l’autre de ces choses pourrait nous arriver à nous et, le cas échéant, comment on pense que notre vie en serait affectée. Une fois qu’on aura consciemment évalué le risque plus sérieusement, on verra si ce que l’on croyait spontanément était juste ou exagéré. On distinguera ici trois catégories d’individus.
L’inconscient se sent à l’abri de tout et cette forme de sécurité intérieure s’applique le plus souvent aussi à comment il croit qu’il serait affecté par un évènement marquant. En hiver, il se permet donc de rouler sans s’en faire dans une voiture dangereuse avec des pneus usés à la corde, puisqu’il croit fermement que rien ne lui arrivera. Si on insiste pour lui dire que c’est dangereux, il rétorquera qu’il s’en tirerait très bien advenant un accident, dont la probabilité reste infime à ses yeux. Laissant le plus souvent toute règle de prudence élémentaire de côté, il augmente radicalement ses risques d’accident ou de maladie, tout en mettant aussi en danger la vie ou la santé des personnes que ses actions aventureuses pourraient blesser. Ce sentiment de se croire intouchable, de penser que «ça n’arrive qu’aux autres» est loin d’être sain et il peut mener à une conduite irresponsable.

La personne mieux ajustée sait que des évènements malheureux peuvent venir la toucher. Elle prend donc des précautions, elle est proactive, elle fait attention. Elle pose des gestes qui réduisent à ses yeux les risques de ce qui pourrait survenir, le tout en accord avec une certaine logique. Exceptionnellement, elle consentira à se donner une protection se situant bien au-delà du risque quand la conséquence possible serait très fâcheuse malgré sa faible probabilité. C’est ainsi qu’on assure sa maison contre le feu même si la probabilité d’incendie majeur est très faible. Mais, en règle générale, la personne non anxieuse use d’une prudence ajustée au risque. Elle munira sa voiture de quatre bons pneus d’hiver et conduira prudemment.

Finalement, nous avons la personne souffrant d’anxiété. Ses peurs exagérées lui feront mettre en place des mesures de prudence dépassant nettement le risque objectif et ses conséquences possibles. De plus, cette prudence excessive ne diminuera pas vraiment le risque dans sa conscience. En fait, rien ne peut vraiment la rassurer qu’à court terme. Par exemple, un médecin pourra calmer son patient hypocondriaque lors d’une consultation, mais ce dernier reprendra rapidement ses craintes : il n’est rassuré qu’en superficie. Tout nouveau bobo lui fera de nouveau craindre le pire.

Peu importe l’objet de l’anxiété, l’insécurité qui lui est attachée amène la personne qui en est victime ou bien à prendre d’infinies précautions ou bien à éviter ce qu’elle craint. Elle peut aussi prendre d’infinies précautions pour éviter ce qu’elle craint. C’est ainsi que l’anxiété constitue une puissante limitation à une vie pleine et heureuse.

La base de l’anxiété

L’hérédité tient probablement une place dans le développement de l’anxiété, mais tout porte à croire que celle qui est vécue par une majorité de gens est fortement liée à ce que j’appellerais des «apprentissages émotifs». Contrairement à une connaissance qui n’implique que la tête (2+2=4, par exemple), l’apprentissage émotif implique une attirance ou une peur.

Par exemple, aucun enfant en très bas âge n’éprouve le moindre malaise à mettre ses doigts dans son nez. Mais, si tout est normal, il apprendra un jour ou l’autre qu’il vaut mieux ne pas en faire une habitude. Cette interdiction, qui s’accompagnera d’autres du même type concernant le savoir vivre ou la propreté, sera jumelée dans son cerveau limbique à une charge émotionnelle plutôt petite si ses parents lui disent de façon cool qu’il vaut mieux éviter ce geste en présence d’autres personnes. La charge émotionnelle sera au contraire très grande s’ils lui enjoignent férocement de ne plus jamais faire cela tout en le menaçant du pire s’il récidive. Dans le second cas, le cerveau émotionnel attachera une conséquence terrible au geste et cherchera à le faire éviter à tout prix. Une fois adulte, cet ancien enfant oubliera que la terrible conséquence ne venait pas du geste, mais des parents. Et la moindre malpropreté de sa part pourra s’accompagner d’une émotion qu’il cherchera à éviter en restant toujours très propre. La propreté aura chez cette personne une base d’hygiène saine et normale, mais l’hyper propreté compulsive aura un fondement anxieux.

Certaines formes d’anxiété s’installent à force de répétitions (l’anxiété de performance peut venir d’une insistance répétée des parents à ce que l’enfant soit toujours le premier de sa classe) alors que d’autres peuvent être intégrées après un seul évènement traumatisant (une seule morsure de chien pourra créer une phobie des chiens ou une phobie des animaux).

Différentes expressions de l’anxiété

L’anxiété se caractérise par une peur modérée ou intense, ou encore par des soucis excessifs qui mènent à une forme d’appréhension de l’objet de la peur. Concrètement, elle se manifeste par des tensions musculaires, de l’agitation, une pensée quelque peu obsédée par l’objet de la peur, de l’insomnie, une impulsion très forte à éviter ce qui nous rend anxieux.
Elle peut prendre la forme de :

- phobie spécifique : peur des araignées ou peur de prendre l’ascenseur, par exemple;

- stress post-traumatique : la pensée est obsédée par un évènement traumatisant et le repasse encore et encore; des cauchemars y sont associés la nuit;

- trouble obsessionnel : par exemple, la personne vérifie encore en encore si les éléments de la cuisinière sont bien éteints et n’arrive malgré tout pas à sortir de chez elle rassurée;

- trouble panique : la personne vit à répétition des symptômes de stress envahissants et finit par avoir peur de ces symptômes, ce qui établit un cercle vicieux;

- anxiété généralisée : la personne vit sous tension de façon importante sans que l’on puisse vraiment diagnostiquer l’un ou l’autre des types de maladies identifiés ci-haut. Elle dit souvent qu’elle «a peur de tout».

L’idée n’est pas ici de faire une typologie complète de l’anxiété, mais bien d’aider à comprendre que certaines des peurs qui nous empoisonnent la vie et la limitent inutilement peuvent être considérablement réduites si on s’attaque à l’anxiété qui les sous-tend plutôt que de se contraindre à éviter l’objet de nos peurs coute que coute. La question qui se pose n’est plus «comment éviter?», mais plutôt «pourquoi se forcer à éviter?» et, ensuite, «comment accepter de s’exposer?».

Des étapes

La première étape pour diminuer son anxiété consiste à vérifier que notre cerveau émotionnel nous joue des tours en exagérant la probabilité que ce que l’on craint n’arrive vraiment ou en dramatisant les conséquences associées à cette occurrence. Parfois, ce cerveau augmente à la fois la probabilité et les conséquences.

Par exemple, le phobique de l’ascenseur augmente les probabilités de rester pris entre deux étages; de son côté, le perfectionniste dramatise les conséquences de toute erreur. (Oui, le perfectionniste est le plus souvent un anxieux : l’idée de la moindre erreur lui fait vivre du stress et c’est pourquoi il cherche dramatiquement à les éviter).
La plupart du temps, les gens anxieux qui font cette première étape conviennent que leurs peurs sont exagérées, même si elles ne peuvent pas accepter de les confronter sur le champ. Le phobique de l’avion, par exemple, ne pense pas que tous ceux qui prennent l’avion sont des fous ou des téméraires; mais il ne veut quand même pas le prendre. De son côté, la personne souffrant d’anxiété de performance sait bien que, la plupart du temps, il n’y aura pas de drame si elle ne livre pas parfaitement la marchandise; mais elle ne peut quand même pas se résoudre à lâcher prise sur l’obligation qu’elle se fait à ce que tout soit parfait. On retrouve ici ce fonctionnement à première vue bizarre des cerveaux humains qui fait en sorte que le fait de savoir quelque chose n’amène pas forcément à pouvoir agir en conséquence.
Une fois qu’on a recadré le problème du «danger à éviter absolument» en «anxiété à contrôler», le mieux à faire est de s’exposer volontairement à ce que l’on craint, en petites doses successives. C’est la seconde étape. Il est certain que cela risque d’augmenter les symptômes quelque peu au moment où l’on commence; c’est pourquoi il vaut mieux procéder par étapes successives.

Une hiérarchie

On gagnera à planifier ces étapes en en faisant une hiérarchie : à ce moment, par rapport à telle peur, qu’est-ce que je serais capable d’affronter? Par exemple, une personne qui sait bien conduire mais qui a peur de prendre l’autoroute pourra s’y entrainer le samedi ou le dimanche matin en se faisant accompagner, d’abord sur une courte distance, puis sur plus long. La répétition de ces exercices lui fera apprivoiser la conduite sur l’autoroute et, peu à peu, elle pourra faire de plus longues distances sans être accompagnée, et à des moments de plus grande affluence. Finalement, l’anxiété disparaitra et la personne se sentira libre de prendre l’autoroute quand bon lui semblera. Chaque échelon de la hiérarchie nous fait d’abord vivre de l’anxiété, puis la pratique concrète fait diminuer cette anxiété jusqu’à ce qu’un sentiment de calme la remplace. On est alors prêt à passer à un autre échelon de notre hiérarchie.

Une personne souffrant d’anxiété de performance pourra choisir de ne pas livrer certaines choses qui s’avèrent moins importantes, en commençant chez elle plutôt qu’au travail. Elle se sentira graduellement plus calme devant des résultats satisfaisants et ne s’obligera plus à des performances hors du commun en toute chose. Graduellement, elle pourra mieux fixer ses vraies priorités et laisser tomber certaines choses sans vivre d’anxiété. Elle continuera de bien faire les choses, mais elle pourra se sentir satisfaite sans que tout ait besoin d’être parfait.

Dans tous les cas, l’exposition graduelle à ses peurs les fait diminuer alors que l’évitement les entretient. Il est utile de se répéter que l’exposition à ses peurs peut être désagréable, mais qu’elle n’est pas dangereuse. Cette nuance est essentielle.

En conclusion

L’anxiété est une forme d’amplification de la probabilité ou de la gravité des conséquences de la survenue d’un évènement à première vue dérangeant. Habituellement, l’anxiété mène à se protéger de cette probabilité ou de ces conséquences que nous surestimons sans toujours en avoir conscience, le plus souvent en évitant de nous y confronter.

La peur se situe dans le cerveau émotionnel, lequel ne dispose pas de ce qui permet de solutionner l’anxiété. Le cerveau émotionnel ne peut qu’imposer la fuite, l’évitement. Or, en présence de ce qui nous rend anxieux, c’est surtout le cerveau émotionnel qui est aux commandes de nos choix.

L’idée est de l’aider à attacher progressivement une émotion plus neutre à ce qui lui fait actuellement peur. La répétition de l’exposition à ce qu’il cherche à éviter, en commençant par de petites choses, permet ce passage. En ne suscitant qu’une peur acceptable, cette technique permet d’avoir accès aux zones de notre cerveau où on sait que notre peur n’est pas vraiment fondée.

Comme le tout se déroule sans conséquences, le cerveau émotionnel apprend que ce n’est pas dangereux.
Les résultats ne s’obtiennent pas à force de réflexion, mais à force d’action. Il ne suffit pas de savoir que ce n’est pas la fin du monde de déplaire ou de prendre l’ascenseur : il faut accepter de courir le risque de faire des erreurs ou de monter quelques étages. Et de le faire souvent. La gestion de l’anxiété demande du travail. Mais ce travail est libérateur pour qui veut bien accepter de se libérer des chaines que l’anxiété lui impose.